Sur Ahmadou Kourouma

Quels écrivains disparus planent sur la création contemporaine ? Par quels fantômes les auteurs et autrices d’aujourd’hui se sentent-ils hantés ? De quelle nature sont ces dialogues qui se tissent par-delà le temps ? Nous avons posé la question à cinq auteur·ices. Leurs réponses dans un texte inédit, proposé lors du Passa Porta Festival. Ici, In Koli Jean Bofane.
— Amadou…
La voix était suave, comme posée sur du velours.
— Kourouma… Amadou Kourouma !
— Hein ?
Celui à qui s’adressait l’interpellation releva son menton qui reposait contre sa poitrine, tenta d’ouvrir les yeux, mais ses paupières tremblaient, semblaient avoir des difficultés à accomplir la tâche consistant à permettre aux individus de voir clairement ce qui se déroulait. Le regard et l’ouïe de l’homme captèrent des doigts délicats aux ongles laqués de rouge, qui claquaient juste devant son visage.
— Réveille-toi, putain !
L’homme, assis en tailleur sur le sol sablonneux, s’efforçait de retrouver un minimum de lucidité, quoique conscient d’un événement crucial : il était passé de vie à trépas, et ce moment si précis, il ne l’oublierait jamais. Alors il ne comprenait pas ce qu’il lui arrivait, ce que faisait cette femme, installée, tranquille, sur une stèle décorée de céramiques bleu ciel.
Celui que l’on appelait Amadou Kourouma jeta un coup d’œil autour de lui et put constater qu’il était bien dans un cimetière. Jusque-là, tout était normal, il était mort. Depuis combien de temps ? Cela, il n’aurait pu le dire. Mais peut-être que l’élégante qui venait de le réveiller le savait-elle, pensa-t-il. Celle-ci l’observait, la tête un peu penchée, une mèche rose fluo lui cachant un oeil. Sa chevelure d’un noir de jais était taillée au carré. La dame était vêtue d’un tailleur à la coupe dessinée par un grand couturier et des bijoux en or massif à son cou, à ses poignets et à ses oreilles, témoignaient d’une certaine opulence, ou d’une appétence immodérée d’impressionner à tout prix. Effectivement, elle en jetait pas mal. Kourouma se regarda mais, couvert uniquement du linceul dans lequel on l’avait enseveli, en comparaison, il paraissait plutôt démuni. Il devait de plus tenir des pans du tissu pour que ça ne glisse pas, qu’il puisse rester digne.
— Bonjour !
— Bonjour, répondit-il sobrement.
L’homme se méfiait des manières pleines de charme de l’apparition, aux cils chargés de mascara, à la bouche, telle la pulpe d’une goyave.
— Tu te souviens de moi ?
— Rappelle-moi, ma fille, je ne vois pas… On se connaît ?
— Je suis La Mort !
— Qui ?
— La Muerte, voyons ! Au Congo, on m’appelle Liwa. Je suis une star, là-bas. C’est de là que je viens.
— Ah…
Le vieux en avait vu d’autres, en termes de fantasmagorie. Il était au courant de l’existence des esprits, des fantômes et autres entités mystiques, il les avait maintes fois évoqués dans ses romans et il pressentait bien que, s’il se trouvait là, ce ne pouvait être qu’à l’état de spectre, de fantôme. Il se rendait bien compte qu’il lui manquait de la consistance, que son épiderme, naguère gorgé de mélanine, avait à présent un teint grisâtre qu’il ne lui connaissait pas. Le tailleur blanc immaculé griffé Balanciaga porté par la dame, par contre, chatoyait sous le clair de lune qui baignait doucement le paysage ; des reflets de l’astre nocturne jouaient sur la peau soyeuse de ses jambes, qu’elle avait croisées haut, et que découvrait élégamment une jupe en soie moirée.
— Tu dis que tu es…
— La Mort, la Muerte. En Chine, je suis la Belle Sichen. Je suis Première dame, partout.
— Écoute, ma fille, je suis vieux, je commençais à peine à m’habituer au trépas, et tu viens me déranger, comme ça ? Tu es La Mort, certes, mais d’après ce que je sais, la seule chose que nous, humains, pouvons attendre de toi, c’est le repos éternel. Et tu fais quoi, là ? Remplis au moins ta part du contrat, laisse-moi dormir. Ou alors il fallait me garder en vie.
— Ne me parle surtout pas sur ce ton, personne n’a le droit de me dire ce que j’ai à faire.
C’était fini, la voix caressante.
— Mais qu’ai-je encore à craindre de toi ? Tu vois pas que tu es arrivée au bout de ton influence avec moi ? Tu ne peux plus me faire peur. Et on ne me meurt qu’une fois, lui rappela-t-il.
La dame n’avait aucun argument à rétorquer, alors elle se fit conciliante.
— Je sais bien, tu aurais voulu vivre un peu plus longtemps. Tu m’as implorée – même si tu ne me voyais pas – de te permettre d’achever le livre sur lequel tu étais en train de travailler. Tu disais avoir encore des êtres à chérir, que tu ne voulais pas les quitter si tôt : les revoir une dernière fois, c’est tout ce que tu demandais, mais, tu sais, faire plaisir aux gens, c’est pas mon truc. C’est pour tout ça que tu me boudes ?
Kourouma la niait complètement, faisant mine de s’intéresser à des lucioles qui voletaient au-dessus de sa tête.
— J’ai pas voulu t’entendre, et je te comprends, mais je suis la Mort. Je me dois d’être sans pitié, même avec toi. Tu n’as pas le droit de m’en vouloir, sinon, où irait le monde ? Mais tu me connais assez aussi – tu es écrivain – pour savoir que je ne suis pas méchante, c’est juste le cours de la vie ; on vient au monde, on le quitte. Tu as utilisé les mêmes moyens que moi, n’oublie pas ça.
— Mais moi, même quand je tue mes personnages, ils ne meurent pas vraiment puisqu’ils continuent à s’incruster dans les esprits ; ils deviennent immortels. Mais que veux-tu de plus ? Tu as déjà fait ce que tu avais à faire, laisse-moi en paix maintenant. De toute façon, tu es incapable de me ressusciter et plus personne ne m’attend, ni ma femme ou mes enfants, ni mes lecteurs.
Liwa soupira, croisa les mains sur un genou, puis se lança :
— Je voulais justement te dire que tu avais raison sur une chose.
— Raison sur quoi ?
— Pour ce qui est de la postérité.
— Je n’ai jamais rien revendiqué à ce sujet. Je suis comme toi, je ne fais que mon travail. Et puis, ça me ferait mal de te devoir quoi que ce soit. Te remercier parce que tu me dis que j’avais raison au sujet de la postérité ? Jamais !
— Je te dis ça parce que hier, je n’ai pas pu m’empêcher de mettre la main sur ton livre qui raconte l’histoire du petit Brahima, l’enfant-soldat. Entre nous, bravo, c’est bien écrit. D’habitude, je n’aime pas trop les artistes et ce qu’ils font. Ce sont des gens qui ne pensent qu’à me mettre des bâtons dans les roues en insufflant de la vie à ceux qui contemplent leurs œuvres, à ceux qui prêtent l’oreille aux notes qu’ils concoctent, ou à ceux qui déchiffrent ce que vous écrivez dans vos foutus ouvrages.
— Tout ça, en principe, ne devrait pas te toucher. Tu n’as aucune empathie pour nous, les humains. La Muerte… je peux t’appeler ainsi ? Ricana Kourouma en nouant le linceul autour de sa taille, tel un pagne. C’est quoi ? Tu es Colombienne, Mexicaine, maintenant ?
— Appelle-moi comme tu veux, je suis universelle.
Elle avait toujours le dernier mot, La Mort, alors, elle pouvait, de temps en temps, se permettre d’être magnanime, c’est elle qui régnait sur tout, de toute façon. Elle se nourrissait littéralement de notre existence, de nos beaux jours. Elle était fameuse partout, plus belle qu’elle ? Il n’y avait pas. Et, en tant que Congolaise, elle se devait d’être la mieux sapée. En ouvrant, sans réfléchir, l’ouvrage Allah n’est pas obligé, elle s’était brusquement rendu compte d’une chose : un artiste, un écrivain, ne mourait jamais complètement, semblait-il, il suffisait de le lire. Ça l’avait interpelée. Elle qui voulait avoir la main-mise sur tout ne pouvait que prendre acte de cette situation. Et même de temps en temps, constatait-elle, quand elle faisait disparaître l’un d’eux de la terre, la valeur de son œuvre décuplait, au point parfois de faire un véritable carton.
Elle avait parcouru le bouquin. Bien qu’elle soit omnisciente, elle s’était amusée à se poser les mêmes questions existentielles que le jeune Brahima. Pourquoi la guerre ? C’était quoi, la démocratie ? Les choses inscrites en ce mot pouvaient-ils nous exempter des missiles ? C’est vrai, c’étaient des sujets sur lesquels Liwa évitait de réfléchir, ça n’arrangeait en rien son business, même en tant que Congolaise ; tant que les millions de morts s’accumulaient à l’est de son pays, c’était parfait pour elle. Ce qui comptait, pour la Mort, c’était de demeurer séduisante et attractive aux yeux des chefs d’État, des acteurs du complexes militaro-industriel, des CEO de multinationales, des secrétaires généraux d’organismes internationaux, tels que l’ONU et les autres ; c’était cela qui lui importait. Un écrivain, ça valait quoi, comparé à tout ça ? On s’en foutait, de ses états d’âme et de sa littérature.
Du bout d’un doigt à l’ongle aussi effilé qu’une griffe, elle se lissa le sourcil droit, plaqua sur ses lèvres un sourire éblouissant, ce qui sublimait sa beauté parfaite aux traits, il est vrai, tracés, pas n’importe où, mais quelque part dans l’au-delà.
Le vieux Kourouma affichait une mine blasée devant les charmes déployés par la femme. Et elle aurait pu le réveiller en plein jour, se disait-il, qu’il puisse au moins profiter de la vue, car là, il ne voyait pas grand-chose sauf cette obscurité épaisse qui les entourait. Comme si elle avait lu dans ses pensées, elle évoqua des ténèbres.
— Le Soleil des indépendances, c’est joli comme titre. Mais à quoi pensais-tu, à l’époque ?
— Je rêvais d’un futur lumineux pour l’Afrique. J’ai imaginé que le continent redevenait l’Eden qu’il était avant l’esclavage et les colonisations, sans les carcans venus d’ailleurs, sans les cruelles prédations, exempt des ravages que tu ne cesses de produire, spécifiquement sur notre continent. Tu trouves pas que tu en fais trop ? En écrivant ce Soleil des indépendances, je recherchais les racines du mal ainsi que les sources du beau, et je n’ai trouvé que toi, partout. Le résultat ? C’est ce livre, ne t’en déplaise, qui continue à vivre.
— Par contre, ton autre roman, là, son titre est merdique ! Assena-t-elle. « Je me demande même, comment tu as réussi à en écouler. En attendant le vote des bêtes sauvages, ça donne pas vraiment envie. Du n’importe quoi. Mais le personnages, j’en convient, j’ai apprécié : ce peuple qui se promène nu, comme préparé pour l’ensevelissement et prévenant, en même temps, qu’on vient au monde avec rien et qu’on en repart avec rien. De véritable visionnaires. Bravo, l’auteur ! »
— Jeune femme, ne t’avise surtout pas de procéder à la critique de mon œuvre. Si tu crois qu’elle t’est adressée, tu te trompes. Je ne l’ai écrite que pour dénoncer tes suppôts, ceux qui ont mis l’Afrique à leur botte depuis toujours, et ceux qui, dans nos propres rangs, leur prêtent main-forte.
— Ne te vexe pas, tu as de bonnes idées ! J’admire tout ce que tu as mis dans la tête de tes personnages : le dictateur au totem Caïman, qui dit qu’il ne faut pas séparer les caisses de l’État de sa caisse personnelle, de ne pas faire de distinction entre vérité et mensonge, et qui est persuadé qu’il ne faut faire confiance à personne. Et puis, ce dictateur pourvu du totem Hyène, qui considère la prison comme la première institution de son gouvernement. Ou cet autre, au totem Chacal, du Pays des Djebels et du Sable, qui a institué la guerre perpétuelle au nord de son pays ; c’est magnifique ! Mais d’où provient tout ça ? Je n’aurais pas mieux fait.
Kourouma ne répondit rien. Il pensait à autre chose pendant que la femme étrange soliloquait. Il était heureux d’avoir été enterré au pays plutôt que sur le lieu de son décès, là-bas en France. En tant que fantôme, il ne ressentait rien ; qu’il fasse frais ou torride, mais à la façon qu’avait l’air de vibrer autour de lui à cause de la chaleur, il était rassuré que sa dépouille ait été rapatriée en Côte d’Ivoire. Il connaissait l’atmosphère qui prévalait lors de certaines nuits à Abidjan. Il dut se contenir car il ne voulait en aucun cas susciter un quelconque sentiment de nostalgie en lui. C’était pas mal, déjà, d’être posé là, à observer les lucioles et leur ballet aérien, à respirer cette obscurité profonde, même à moitié nu, revêtu d’un linceul à la coupe plutôt sommaire.
— Ma fille, ramène-moi où tu m’as trouvé, pardon… J’ai pu prendre un peu l’air, c’est sympa de ta part, mais je dois rentrer, maintenant. Merci pour les infos sur ma postérité, je suis quand même content de ne pas être tombé dans l’oubli.
Kourouma hésita sur un point. Désirait-il savoir depuis combien de temps il était dans cet état ? Dans cette sorte de transition ? Mais, est-il vraiment nécessaire d’avoir une évaluation, même approximative, de l’éternité ?
— Dis-moi, fit-il finalement, ça fait combien de temps que le corps médical a déclaré ma mort clinique ?
— Un peu plus d’une vingtaine d’années, répondit Liwa. « Grosso modo… »
— Effectivement, j’ai fait mon temps, je pense… Ce livre, c’était pas ma faute. Des enfants ayant grandi la Kalachnikov à la main ont exigé que j’écrive leur histoire, pour que tout le monde puisse la savoir, et je l’ai fait. C’est pour ça que j’ai fini par écrire Allah n’est pas obligé. Au fond, les mots de Brahima sont peut-être l’une des raisons essentielles de ma venue au monde. Je l’ai écrit le roman, c’est bon, cela me suffit !
Après avoir prononcé cela, le vieux se tut. Il fixait la nuit devant lui, perdu dans des pensées propres à un fantôme, sans doute. La Mort qui l’observait assise en Balanciaga sur la stèle bleu ciel, baissa le regard, contrôla la perfection d’un de ses ongles. Lorsqu’elle releva la tête en même temps que la mèche de cheveux rose fluo sur fond noir de jais, Kourouma avait commencé à s’estomper, doucement, quittant l’état de fantôme dans lequel l’avait mis Liwa, pour redevenir ce qu’il était un peu auparavant, l’entité invisible et éternelle que certains appellent, esprit.