nuit des écrivains - texte de veronika mabardi
Comme chaque année au mois de novembre, Passa Porta rejoint "La Nuit des écrivains", un rendez-vous médiatique pour noctambules épris de littérature. Une discussion avec six autrices et auteurs en public sur la scène de la Cité Miroir à Liège, retransmise en direct sur les ondes de La Première. A cette occasion, nous avons demandé à l’autrice et dramaturge belge Veronika Mabardi (Peau de Louve, Sauvage est celui qui se sauve) d’aller passer une nuit dans un endroit insolite, et d’écrire un texte sur son expérience. Elle a choisi d’aller dormir dans un célèbre théâtre bruxellois, juste après une représentation... Un texte inédit, à lire et relire ici.
A sept heures, la rue sent la torpeur et l’humidité.
Dans le métro, une femme, au téléphone, explique à son enfant comment réchauffer la soupe.
Sur le quai, un homme s’allonge sur un banc. On annonce une tempête ce soir.
Quelle sera leur nuit ?
Pourquoi passer la nuit dans un théâtre et pas sur un banc dans l'espace public ?
Pourquoi pas sur les marches de la Bourse avec les manifestants solidaires de Gaza ?
Pourquoi au théâtre alors que c'est la rue qui m'obsède ? La rue, ce qui s'y passe, la rue qui piège les uns, met en danger les autres, la rue et ses soulèvements, ses chants, ses cris.
L’espace public, le service public. Nous.
Au Rideau de Bruxelles l'ouverture de saison était placée sous les mots :
la rue est à vous, le théâtre aussi
On y dansait de part et d’autre du seuil.
Drôle de rituel : passer le seuil de la rue au théâtre, prendre sa place, repérer une amie au bar, saluer Josepha qui sert les premiers verres, s’installer à côté d’inconnus.
Est-ce que j’aurai peur cette nuit dans le théâtre vide ?
A huit heures, nous sommes deux cents dans la salle à attendre que ça commence.
Et le silence arrive entre nous comme si on s’était donné le mot. Tout se suspend. Les acteurs le sentent, nous regardent, se regardent : c’est maintenant.
Le spectacle raconte l'histoire de Claude qui marche. Claude que les flux du monde paralysent.
Flux de marchandises, de personnes, autoroutes d'informations.
L'angoisse de Claude, sa solitude. Mais Claude n’est pas seul : il est joué par deux acteurs et une actrice. Leur plaisir de jouer ensemble à Claude, qui lui-même finit par prendre plaisir à imaginer le futur, est communicatif.
La salle répond, rit, se laisse surprendre.
Un peu après minuit, la dernière spectatrice s’en va. Etrange adieu sur pas de la porte, dans le quartier endormi. Elle dit :
ça ira ? Appelle-moi si t’as peur.
Au bar, il y a de la musique. Josepha range le comptoir, charrie les bacs et les fûts, nettoie les tables, remet tout en place pour demain.
Sa danse entre les tables, ses gestes assurés, je veux les écrire.
Mais la musique s’arrête et la voilà partie, elle aussi.
Seule, j’erre dans le théâtre vide. Tout est immobile. La régie, l’armoire à câbles plus grande que moi. Les affiches d’anciens spectacles, l’arbre du patio, les ombres, les bureaux, les loges, les couloirs.
Je ne reconnais pas le silence.
Il est deux heures et je n’ai pas peur.
Peut-être parce qu’il y a, de l’autre côté de la nuit, des gens qui m’écouteront ? Vous entendez la confiance ?
Au foyer, l’équipe m’a préparé une couverture, du chocolat des petits mots, des feuilles mortes, et des douceurs à partager avec les fantômes.
Tant de gens, de personnages, ont habité ce lieu...
Au fond du plateau, une porte donne sur d’autres mondes, mondes invisibles, mondes à éviter, à combattre, mondes possibles.
Une porte donne sur le séjour des morts, par laquelle les disparus peuvent nous parler, nous aider à traverser ce qui arrive.
Qu’est-ce qui nous arrive ?
Il est trois heures, mais dans la salle, il n’y a ni jour ni nuit.
Un claquement sec – les projecteurs refroidissent.
Ce ne sont pas des fantômes, c’est l’espace encore vivant de ceux qui viennent de le quitter.
Ce qu’il y a eu entre nous, les silences, les rires, l’attention, est toujours là. Un petit Nous temporaire. Les acteurs et l’équipe, le public et la joie – la joie, je l’avais presque oubliée. Comme la joie nous est nécessaire.
Cinq heures, je me réveille en sursaut. Un truc s’est détaché du mur et a atterri sur ma tête. C’est un disque vinyle sur lequel il y a des remerciements. Le mur est plein de mercis, de bravos, souvenirs des équipes accueillies ici.
Dans les loges, les traces du travail, les carnets, les costumes, la popote des artistes, leur intimité. Dehors, le vent souffle.
J’aurais pu vous écrire de ma chambre, imaginer la nuit dans la salle vide, vous raconter les personnages, les amis avec qui j’ai joué. Une nuit d’apparitions, de tremblements, de fantômes - fantasmée.
Mais ici c’est si doux que les fantasmes fondent.
Et de quoi j’aurais peur, sinon de ma propre imagination ?
A sept heures, je m’éveille en riant.
J’ai rêvé que j’étais assise dans un gradin face au Palais Royal un jour de défilé.
A côté de moi, Donald Trump, ravi de la parade.
Ce que je fais là, je n’en ai pas idée, mais quelqu’un me chuchote à l’oreille :
Ne le dis pas, Uccle se soulève, les gens des beaux quartiers quittent leurs forteresses. Ils rejoignent la rue.
A huit heures, Giovanni me surprend, hilare, en train de gribouiller en mangeant les douceurs prévues pour les fantômes.
Il est là pour ranger. Il travaille vite, super-efficace.
Ses gestes aussi je voudrais les écrire.
Les gestes de ceux qui travaillent ici.
Il est neuf heures. Je repasse le seuil vers la rue. Avec la joie.