you've got mail - saskia de coster et pauline delabroy-allard s'échangent des lettres (fin)

06.05.2021
Texte d’auteur
Youvegotmail

Malheureusement, il faudra encore un certain temps avant que les auteurs belges et étrangers puissent se retrouver à Passa Porta. En attendant, nous avons invité quelques auteurs européens à dialoguer par lettres interposées.

Juste avant de prendre le Thalys pour Bruxelles, où elle se produira lors de la Foire du Livre (en ligne), l'autrice française Pauline Delabroy-Allard s'adresse une dernière fois à sa collègue flamande Saskia De Coster. Celle-ci a écrit sa dernière lettre à l'approche du dernier festival Passa Porta.

Après son roman Ça raconte Sarah (Minuit, 2018), Pauline Delabroy-Allard revient avec Maison-tanière (L’Iconoclaste), récit qui évoque deux séjours d’écriture dans des maisons propices au recueillement. Vivement recommandé !

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Anvers, le 4 mars 2021

Chère Pauline,

Je suis en train de lire Les années d’Annie Ernaux et je suis étonnée. Par le livre lui-même, qui esquisse une histoire des mentalités de façon si juste et si personnelle, mais aussi par le mouvement de rattrapage dont ce livre fait partie. Annie Ernaux l’a écrit en 2008 ; pour vous c’est peut-être du réchauffé, mais la traduction néerlandaise et les acclamations internationales arrivent aujourd’hui.

Tant d’écrivaines sont actuellement mises sous le feu des projecteurs et découvertes à l’étranger. C’est comme si elles n’étaient prises au sérieux et ne devenaient légitimes que maintenant. Cette légitimité est advenue au fil des ans. Toutes ces années passées à tenir bon, à persévérer, à ne pas renoncer*. Heureusement, l’époque actuelle est en train de renverser les barrières en fer des grands monuments masculins reconnus, libérant davantage d’espace. Avec Les années, Annie Ernaux se place sur la scène internationale aux côtés de femmes de classe telles que Vivian Gornick et Natalia Ginsburg – des femmes qui étaient déjà grandes, des femmes qui ont quelque chose à dire depuis si longtemps déjà et auxquelles on accorde enfin une autorité. J’y vois tout à la fois un petit miracle et une grande évidence.

En général, je suis pleine d’espoir. Les belles œuvres parviennent à la lumière au cours de l’histoire, qu’il s’agisse d’une mosaïque à Pompéi ou d’une autobiographie collective comme Les années.

Dans les bons jours, je nourris l’illusion d’une justice intrinsèque et crois que le temps fait bien son œuvre.

Vous m’écrivez que vos voyages vous apparaissent comme des rêves à présent. Je souscris pleinement. Nous poursuivons notre vie dans un univers parallèle, qui ressemble beaucoup au monde réel d’avant, mais qui est différent malgré tout. Il se pourrait simplement que le monde se soit divisé en deux. Dans l’univers réel, nous continuons de voyager et de vivre, plus dangereusement et plus aventureusement que jamais, sur le fil du rasoir, tandis que dans le monde de la Covid, nous vivotons en portant tous un même masque. Je m’estime chanceuse. Pour moi, la fiction a toujours validé la réalité. Une pandémie est une situation d’un ennui frustrant, et nous devons en faire des histoires, y mettre fin ou nous en éloigner.

Quelle révélation que vous soyez archiviste ! Pour moi, c’est dans la droite ligne de ce qui précède – cette idée des deux mondes. Cela ressemble à une déclaration, ou à un masque, si je puis m’exprimer ainsi. Cela témoigne d’opiniâtreté ; des archives n’ont pas de fin, elles continuent à l’infini. Je crois rarement que les gens soient archivistes sans raison. Qu’y a-t-il derrière ou dessous, quel est le sens caché ? Vos journaux intimes et l’archivage semblent presque être une forme de résistance, une résistance contre l’image traditionnelle de la femme diariste qui doit pouvoir déverser ses émotions quelque part, dans un coin secret. Vous, au contraire, vous listez des faits, les plus bruts possibles. On publie trop de journaux intimes féminins trop passionnés, il y a trop d’amoncellements d’émotions qui parfois menacent de nuire à leur sérieux. Toute cette émotivité, ce cafouillage de syndrome prémenstruel rendent la femme peu fiable aux yeux du lecteur. L’archivage, au contraire, a quelque chose de parfaitement fiable, qu’il pleuve ou qu’il vente, d’une manière égale, avec ou sans public.

J’ai éclaté de rire en lisant que vous vouliez faire disparaître vos journaux intimes. Toutes ces notes et tous ces faits consignés, ce travail d’une vie… et vous voudriez faire disparaître tout cela vous-même ! Un puissant acte d’autodestruction et d’autonomie à la fois. Magnifique.

Je vous en prie, continuez d’écrire en attendant. Ne jamais renoncer*, peut-être cela doit-il être notre devise d’écrivaines.

Amitiés,

Saskia

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Paris, le 5 mai 2021

Chère Saskia,

Je vous écris de Paris, où il pleut, mais moi, cette fois, le cœur en joie ! Demain, je saute dans un Thalys pour venir à Bruxelles présenter mon nouveau livre, Maison tanière. Il s’agit d’un recueil de poèmes accompagnés de photographies dont je suis aussi l’autrice. En réalité, il s’agit de deux recueils différents, l’un, intitulé Les jours absents, relate ma fuite dans une maison de campagne à l’été 2017, l’autre, intitulé Les jours couchés, relate mon deuxième séjour, dans cette même maison, à l’été 2019. Ce sont des journaux de bord, les poèmes sont datés, et chacun est associé à une photographie.

Ainsi, pour l’été 2017, je piochais, chaque matin, un vinyle dans la discothèque de la maison, et j’écrivais un poème dans la durée de l’écoute de ce vinyle. Ensuite, je prenais une photographie de la pochette du disque, mise en scène dans la maison. Lors de l’été 2019, je me suis couchée dans toutes les pièces de la maison, je photographiais les plafonds et j’écrivais sur eux. Mes amis se moquent un peu de moi avec ces « concepts artistiques », mais je crois que ça me plaît, de mêler les différents arts et de se donner des contraintes formelles. Par exemple, j’admire énormément le travail de la plasticienne Sophie Calle, qui mêle amour de la littérature avec la photo, le cinéma, l’art textile, la musique… Elle fait vraiment partie des femmes artistes qui m’inspirent.

D’ailleurs, vous me parlez d’Annie Ernaux, dans votre dernière lettre, et elle fait partie aussi de mon panthéon personnel.

Ma plus grande fierté de « bébé autrice » a été de recevoir une lettre d’elle, quand je lui ai fait parvenir un exemplaire de mon roman, Ça raconte Sarah. Moi qui suis archiviste maniaque, je peux vous assurer que je vais la garder toute ma vie ! Je pense comme vous, que le temps fait bien les choses et qu’il faut avoir confiance en la vie pour conserver ce qui doit vraiment l’être. Les femmes prennent enfin et de plus en plus la parole, je vis la période que l’on vit comme une révolution féministe qui va advenir, je le sens. Je nous vois, toutes, déjà en mouvement, mais j’ai conscience de ce qu’il nous reste à accomplir et très bon espoir qu’on y arrive ! Déjà, parce que je ne renonce jamais, comme je vous le disais, et ensuite parce que la puissance des femmes est telle qu’elle va forcément renverser le monde à un moment ou à un autre. En tous cas, c’est ce que je crois !

Enfin, donc, je vais voyager, passer une frontière, demain, pour rejoindre ce pays que j’aime tant, votre pays. La boucle est bouclée. J’ai l’impression d’être une prisonnière qui sort enfin de prison. Peut-être que l’image est trop forte, mais vraiment, l’idée de pouvoir à nouveau prendre un train, quelle exaltation ! Je commence à avoir bon espoir que ce virus soit enfin bientôt derrière nous. Il faudra se souvenir de cette période extra-ordinaire de nos vies, de ce que ça nous a apporté malgré tout.

Vous conviendrez qu’il faudrait absolument qu’on se rencontre, un jour, pour parler de vive voix des sujets passionnants qu’on échange par lettres depuis plusieurs mois maintenant. Quelle joie, en tous cas, que cette correspondance, d’imaginer ce fil tendu entre nos pays, et d’avoir la chance de partager certaines mêmes idées parce que nous sommes toutes les deux des femmes, et des femmes écrivaines.

Je vous salue et j’espère le faire en vrai très bientôt.

Amitiés,

Pauline

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06.05.2021