Quel plaisir

Max Porter
22.03.2021
Texte d’auteur
PORTE Rchris montgomery unsplash

Qu’est-ce qui occupe les écrivains aujourd'hui ? Pour le Passa Porta Festival, sept auteurs belges et étrangers nous ont répondu dans un texte inédit. Leurs contributions nous ont inspirés pour élaborer le programme de notre festival.

Après notamment Imbolo Mbue, Hubert Antoine et Aleksandra Lun, nous avons invité le très talentueux écrivain britannique Max Porter à nous écrire un texte inédit. Auteur de La douleur porte un costume de plumes (Seuil, 2016) et de Lanny (Seuil, 2019), le romancier a choisi de nous livrer une solide réflexion, pleine de colère, sur cette "époque covid".

Porter qualifie lui-même ce texte de "polyphonie à 1 personne", permettant à de multiples états d'âme et perspectives d'entrer en jeu. Les voix qu'il convoque ici abordent la vie actuelle, l'existence à une époque où tout semble s'arrêter et où une véritable connexion semble décidément impossible...

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Quel plaisir d’être ici, avec vous, Zoom n’étant que le triste et pâle ersatz du rassemblement physique dans une même pièce. Nous nous racontons que c’est pareil, mais ce n’est pas vrai.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, sur Zoom, quel miracle d’être rassemblés dans la même pièce, bien que nous ne le soyons pas. Nous nous racontons qu’il est préférable d’être rassemblés physiquement, mais ce n’est pas vrai ! Nous nous transmettons des virus. Nous nous agaçons mutuellement. Nous sentons mauvais. Voilà bien trop longtemps que nous jurons uniquement par le corporel, le physique. Ne sommes-nous pas mieux ainsi ? Moi ici, vous là-bas ? C’est beaucoup plus hygiénique, et meilleur pour la planète.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, dans ces drôles de microcoupures, cet accident qu’est la vie. Inexplicable. En chaussons.

Quel plaisir d’être ici, avec vos particules dans mes narines, les cellules de votre peau sur ma langue, ces fragments de vous qui deviennent des fragments de moi, fabriquent l’immunité à venir, le goût du collectif, si j’étais un liquide vous pourriez vous mettre en file indienne pour venir boire une cuillérée de moi.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, parce que le train sentait mauvais, le thé était tiède, la bière était chère et le pain rassis, la climatisation a failli me faire mourir de froid, et vu le prix du billet ils pourraient au moins nettoyer les toilettes, ou mettre du savon dans les distributeurs, et au moment où je descendais du train dans votre si belle ville une femme m’a dit, « Vous êtes la personne la plus inélégante et la plus désagréable que j’ai jamais rencontrée », ce à quoi j’ai répondu, « Comment osez-vous », à quoi elle a répondu, « Comment osez-vous », à quoi j’ai répondu, « Comment OSEZ-vous », et si je n’avais pas dû me presser pour venir vous voir ce soir, je pense que cette dame et moi serions encore sur le quai, occupés à envenimer notre petit conflit. Je pense que cette dame et moi serions tombés fous amoureux, occupés à nous entredéchirer en hurlant sur le quai.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, sur les deux versants d’une question de proximité, pour tenter de déterminer si je suis ou non ici avec vous, la réponse étant LES DEUX. Pas ici. Ici.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, si ce n’est que je me suis senti tellement heureux de me retrouver ici, dans cette ville, loin de mon petit pays arraché au projet européen par une bande d’escrocs, tellement content et bouleversé, que je me suis agenouillé pour embrasser le trottoir, et un agent de police m’a demandé de circuler. Il m’a dit, Arrêtez d’embrasser le trottoir, monsieur.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, je viens d’un pays lointain et on m’appelle Lazare. C’est une chanson. Terry Callier. Ça vous dit quelque chose ?

Quel plaisir d’être ici, avec vous, enfin pas tout à fait, mais nous essayons. L’important c’est d’essayer. Essayer, c’est la culture. Non, la culture c’est l’inquiétude. Non, la culture c’est le mensonge. Non, la coopération. Non, la représentation, voyons, la simulation, l’écoute, le shopping ? Je chauffe ? Le sommeil ! La culture c’est le sommeil. Prétendre que nous sommes des enfants. C’est ça, la culture. Prétendre que les cartes géographiques signifient quelque chose. C’est ça ?

Quitter le village à pied, prendre un bus, payer un passeur, monter dans un bateau, arriver dans un hôpital, puis dans une morgue, puis arpenter sept strates de grâce infinie, en ressortir incarné dans le rêve d’un optimiste espérant comiquement l’ouverture des frontières, mais non je plaisante, j’étais détenu à l’entrée de la cruelle forteresse Europe à cause de la couleur de ma peau, mais non je plaisante, je suis un dispositif conçu pour vous mettre mal à l’aise, vous donner mal au ventre et mauvaise conscience.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, moi pierre et vous chair. J’ai attendu trente mille millions d’années que le calcaire en s’agrégeant relie le continent à l’île, que les mammouths soient engloutis, que les glaces fondent, que les arbres naissent et meurent, que les animaux se hissent hors de l’océan sur quatre et puis deux pattes, et enfin qu’ils se tranchent se tailladent se violent se frappent se brûlent se bombardent se punissent les uns les autres des milliers d’années durant, un clin d’œil, mais me voici enfin, chaud dans votre poche, aide-mémoire, butin, vérité implacable au cœur du tonnerre, inaudible, grognement antédiluvien, temps profond complice du temps réel.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, moi qui suis rond, dur, ordinaire, miraculeux et beaucoup beaucoup beaucoup plus plausible que vous, qui êtes faits de chair. Une pierre.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, car, alors que j’étais bloqué dans un projet d’une ambition terrible, je me suis retrouvé emprisonné dans l’Internet, où l’empathie se métamorphose tragiquement pour devenir une chose facile, monétisée et creuse, et j’ai oublié ce qu’était ce projet mais il avait un rapport avec vous, ici. Il avait un rapport avec le fait d’être en vie, et non pas mort. C’était peut-être une blague.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, parce que, en temps normal, je travaille dans une cave d’étiqueteurs, vous voyez de quoi je parle ? Ça ne s’appelle peut-être pas comme ça chez vous, mais là d’où je viens on appelle ça des caves d’étiqueteurs et j’y arrive à 7 heures du matin, et attention, n’y voyez aucune ingratitude de ma part, j’aime mon travail, et il n’y a pas à faire la fine bouche par les temps qui courent, un travail est un travail, je suis heureux d’en avoir un, tout ce que je dis c’est qu’il est plus plaisant d’être ici, avec vous, mais, oui, nous arrivons à 7 heures du matin et nous commençons à étiqueter des choses et une fois que nous avons étiqueté un certain nombre de choses, nous cherchons les autres choses qui ont reçu la même étiquette et nous les rangeons toutes dans un même sac, car sinon elles s’égarent et dérivent comme bon leur semble, c’est ce que nous appelons la dérive. Le travail consiste à étiqueter et rassembler les choses pour éviter les dérives, et dans une journée ordinaire je fais peut-être cinq mots. Cinq étiquettes. Hier, j’ai fait « ISLAMOPHOBIE », « POLLEN », « ZIP-LOC », « BAHARAT » et « LIL WAYNE », et c’était un jour comme les autres, à part que je savais que j’allais vous voir, ici, aujourd’hui, en chair et en os ou pas, et un murmure d’excitation parcourait tous les sacs et toutes les dérives, qui soudain signifiaient quelque chose, tous les mots. C’était érotique, quand on sait ce que je sais à propos des étiquettes, et de vous, et du fait que, un jour, demain n’arrivera pas.

Il n’y aura plus rien à étiqueter. Vous imaginez ?

Quel plaisir d’être ici, avec vous, parce que Lewis était censé changer les feux arrière de la camionnette, mais il a oublié et j’ai dû venir ici avec un seul feu arrière, et j’ai eu de la chance de ne pas me faire arrêter. Quel plaisir d’être ici, avec vous, mais souhaitez-moi bonne chance pour le retour, quand il fera nuit noire, avec un seul feu arrière, sur ces routes, par ce temps, où que nous soyons.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, avec votre verrue. Avec votre bouton de fièvre. Avec votre paupière qui tremble. Avec votre cancer aux testicules. Avec votre souffle au cœur. Avec votre taux de cholestérol. Quel plaisir d’être ici, avec votre petit bout d’amande coincé là où il vous manque un plombage. Avec votre haleine qui sent l’ail. Votre rot qui sent le café. Avec le bout de vos doigts qui sentent le tabac. Quel plaisir d’être avec vous après ce que vous m’avez avoué. Vous m’avez dit ce que vous aviez fait, et je n’ai pas cessé de vous aimer. Vous m’avez dit, Ici je suis un corps agonisant, avec des restes de nourriture collés sur moi, ayant fait ce que j’ai fait, et je n’ai pas cessé de vous aimer.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, dans l’époque qui succède à celle où nous vivons. Pfiou, quelle époque ça a été.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, sur ce fond vert. Derrière moi il y a un champ de bataille. Derrière moi il y a une manifestation. Derrière moi il y a un glacier qui s’écroule dans la mer. Derrière moi il y a les meilleurs moments, le top 10, l’histoire qui bugge.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, car en passant devant ces têtes sur des piques je me suis rappelé la chance que nous avons d’être du bon côté de la loi. En passant devant toute cette merde dans les fossés et les trous au bord de la route, la chance que nous avons de vivre en hauteur. En passant devant les corps qui composent la route, la chance que nous avons de rouler dans ces voitures. Mon chauffeur a insisté, « Dites-leur, dites-leur comme c’est bien d’être ici, parce que certains ne l’apprécient pas à sa juste valeur », et je lui ai répondu, « Ce soir, une fois que vous m’aurez déposé chez moi, je vous renverrai. Pour m’avoir dit ce que je dois dire. Pour avoir osé réfléchir, en mon nom, aux raisons pour lesquelles c’est un plaisir d’être ici, pétri de culpabilité, avec d’autres. »

Quel plaisir d’être ici, avec vous, dans le mouvement entre l’hiver et le printemps, lorsque tout renaît, au pas, mais que rien ne s’est encore montré. Rien n’est encore vert. Rien n’est encore vu.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, car Magolie, la personne avec qui je partage ma vie depuis vingt-trois ans, me méprise, et je ne rate pas une occasion de lui fausser compagnie. Quand je suis parti, elle m’a dit, « Lorsque tu seras devant eux, j’espère que tu sauras déchiffrer ce qu’il y a sur leur visage. C’est aussi ce que tu vois sur le mien. Et sur le tien, dans la glace. C’est du dégoût. Et tu penseras à prendre du pain en rentrant. »

Quel plaisir d’être ici, avec vous, car George, la personne avec qui je partage ma vie depuis quatre mois, est en quarantaine volontaire parce qu’il croit avoir attrapé la peur irrationnelle et les pensées racistes caractéristiques… la navigation fébrile, les clics et les rafraîchissements rituels, la haine obsessionnelle, les soupirs désapprobateurs. Oui, je pense qu’il l’a attrapé. Il dit que c’est la faute du voisin. Il dit que notre pays est petit, qu’on ne peut pas accueillir tout le monde. Il dit qu’ils ont toute la place là d’où ils viennent. Oui, il l’a attrapé. Je suis content d’être ici avec vous, parce que je peux murmurer, Bienvenue, à l’idée invisible d’une personne venant de n’importe où, allant n’importe où, et je sais que c’est interdit, mais vous et moi ne sommes pas George.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, en personne, pour vous remercier de m’avoir portée dans la rivière, de m’avoir demandé si j’en étais certaine et, oui, j’en étais certaine, je n’étais pas une sorcière, je ne faisais pas l’œuvre du diable. Et figurez-vous que je me suis noyée. Parce que vous avez regardé les bulles troubler les eaux puis arrêter. Vous avez pleuré, je crois. J’ai ici les statistiques, oui, 9 personnes sur 10 ont pleuré. Ce n’est pas facile. Ils appellent ça la banalité du mal, moi j’appelle ça la vie de tous les jours dans la communauté dévastée des humains, qui se débarrasse de l’idée tyrannique du bien commun. Pas un instant je n’ai espéré que vous plongiez pour me sauver. Pas une fois je ne me suis attendue à flotter. Le froid, je m’y attendais. J’ai été surprise par la durée, voire perturbée. J’ai eu l’impression que ça prenait des heures.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, moi le fantôme des femmes dans une salle pleine d’hommes.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, pour habiller un corps. Mort et agonie. Merci de partager avec moi cet invariant, ce rituel primordial. Pas de dieu, pas de fanfare. Uniquement des vêtements, de la chair, vos demi-prières désespérées, vos reniflements et vos sanglots. Uniquement de l’eau. Un bol. Des cotons.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, incarcéré par les affaires.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, parce que je ne pensais honnêtement pas dépasser les treize ans, vu l’endroit où j’ai grandi.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, incorrigibles romantiques. Vivement que nous puissions à nouveau nous toucher. Renifler, éternuer, lécher, bécoter, frotter, chiquenauder, chatouiller, cracher, enlacer.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, parce que la science-fiction à laquelle nous étions préparés était une esthétique faite d’acier inoxydable, de combinaisons spatiales et de politiques futuristes et égalitaires. Au lieu de ça nous avons une espèce de Moyen Âge en flammes et croulant sous les déchets, l’anthropocène, une modernité merdique, rance, corrompue et grotesque, et pour celles et ceux d’entre nous qui gagnent leur vie en mettant de la chair dans des sacs, c’est bien mieux parce que le travail ne manque pas.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, dans cet hôtel près du golf, parce qu’on va passer aux choses sérieuses, je vais transférer des dettes, boire du Coca Light, prendre des cachets, grogner comme un porc pathétique et fortuné face au sourire factice d’une maîtresse rémunérée, me trémousser sur elle et vite finir mon affaire, me mettre à jour dans mes émissions préférées, faire défiler Twitter, manger du cérumen, autrefois j’étais le roi du monde.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, parce que je suis un fantôme, et vous êtes toujours vivants, et au fond nous savions tous que ça se passe de cette manière, une maison grouillante de monde, appelez-moi pressentiment, coïncidence, malaise, déjà-vu, frisson, ombre, doute insidieux, regard en coin, soupir, intuition, je m’allonge sur vous pendant que vous dormez et me nourris de vos rêves que j’inhale.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, je brandis une pancarte OUVREZ LES FRONTIÈRES et vous une pancarte CONSTRUISEZ LE MUR et nous nous rendons compte que, si nous échangeons nos pancartes, nous serons emportés dans les airs, sans rien pour nous retenir, et vous me direz que, statistiquement, 96 % des personnes qui postent une opinion sur Internet (n’importe laquelle) ne reviendront jamais dessus. Notre opinion est fixée, aucun de nous deux ne fera bouger l’autre. Donnez-moi votre pancarte et je vous donne la mienne.

Non, vous d’abord. Après vous. Faites-moi confiance.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, entre ces parenthèses. Deux caractères parenthétiques. A ma gauche une incision courbe opérée dans l’air, à votre droite un geste de soutien. Le langage. Vous et moi. Je ne vais pas vous abandonner ici, c’est le principe. En dessous de deux, il n’existe pas d’autre (0), l’un ne signifie rien sans l’autre, exposé à l’oxydation de l’air, indéterminé, réduit à des signes sans page, (ni inscrit, ni fait, ni pensé. Qu’il est bon de vous avouer que c’est ce que je désire. Que je n’aspire qu’à ça…)

Quel plaisir d’être ici, avec vous, à Londres, en ayant réussi à fuir Vienne juste à temps et en sachant que ma fille est en sécurité à l’étage. Qu’il est bon de défendre la psychanalyse contre ses détracteurs. Vous voyez, vous recommencez. Vous essayez de deviner si je suis moi, ce que je dis être. Typique, typique des lecteurs de livres.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, en Chine, au terme d’un voyage de dix-neuf semaines depuis Venise, pour acheter un petit caillou, acheminé d’une montagne afghane, que je vais rapporter chez moi où je le transformerai en composant chimique, puis en poudre, puis en pigment, puis je le vendrai à un homme qui s’en servira pour colorer la robe de la Vierge. Notre dame du commerce, de la science, de l’esclavage, de la découverte, de l’accident. Qu’il est bon de penser que, dans quatre cents ans, une personne agenouillée associera ce bleu au divin, au sacré, alors que, en réalité, c’est de la mort qu’il s’agit. C’est la pure couleur de la futilité, de l’insignifiance. Qu’il est bon de savoir que s’ils y passent suffisamment de temps ils le comprendront, comme tous les théologiens finissent par le comprendre. C’est pour cette raison qu’ils essaient. Qu’il est bon de pouvoir se concentrer sur ce bleu quand le diable vous défait peu à peu, miette à miette, avec ses maléfiques pincettes incandescentes, dans ses habits de mari, ses habits de fils, ses habits de capital, ses habits blancs. Qu’il est bon de savoir que, sous cette robe bleue, se trouve une vraie femme, une femme à la peau tachée, qui a froid, qui a des bleus, qui retient un pet, qui a hâte que dieu en finisse avec ses bêtises pour pouvoir vaquer à ses occupations, un jour après l’autre jusqu’à celui où le baiser de la lune à la terre arrogante lui fera quitter son axe laborieux.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, à me barder le ventre parce que ce soir, mes amis, nous allons boire.

De la bière, puis du vin, puis du schnaps. Manger c’est tricher mais nous rentrerons en dérapant sur les trottoirs trempés de vomi, conscients que nous avons eu ce morceau de pain, qu’il nous donne un avantage.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, parce qu’on nous pousse à croire que la littérature est une forme d’art intime, solitaire, différente des autres (et dont les chances de survie sont donc plus ou moins minces, selon la personne à qui vous vous adressez, et franchement ce n’est pas à moi qu’il faut poser la question, je trouve absolument extraordinaire que l’on continue à s’asseoir sagement pour laisser entrer en soi les mots d’un ou d’une inconnue en se laissant transporter pendant plusieurs heures d’affilée, franchement c’est de la perversion, et c’est pour cette raison que la littérature survivra).

Quel plaisir d’être ici, dans un espace conçu pour le partage et la discussion des idées, car lorsque les idées ont été bannies par la loi nous avons cru que nous ne nous verrions plus, mais nous y voilà, et le fait que nos idées soient de petites choses plates et simples, dénuées de profondeur, faibles, conformistes, prudentes et maladives ne devrait pas nous déranger ni nous inquiéter, contentons-nous de prendre ce qui nous est donné et de le remâcher tant et si bien que ce que nous recracherons sera tellement dépourvu d’idées que nous pourrons nous en servir pour construire, pour faire des routes, remplir des vides, paver, couvrir, nous pourrons le façonner en armes, en murs, en réceptacles fonctionnels.

Quel plaisir d’être ici, où j’ai été invité à parler librement et à émettre des affirmations gratuites, anonymes, non signées, des fragments littéraires comme des débris spatiaux, c’était la mission et elle m’a été confiée par un Responsable.

Et c’est un sacré changement pour quelqu’un comme moi, qui d’ordinaire écrit des slogans pour des pâtées pour chiens. Je gagne ma vie en trompant les possesseurs de chiens.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, qui comme moi possédez un chien. Une chose est sûre, si vous voulez que votre compagnon ait des os solides, et des dents solides, il lui faut des compléments alimentaires, mais nous savons aussi que le meilleur ami de l’homme partage le penchant de l’homme pour ce qui a du goût, et c’est pourquoi nous introduisons discrètement les compléments – un copieux cocktail de vitamines qui a reçu de nombreux prix – dans des plats de qualité gastronomique. Je peux vous dire ça. Je peux l’écrire sur l’emballage. Je peux le faire imprimer sur une affiche de vingt mètres de long, mais, la vérité, c’est qu’il faut que vous goûtiez par vous-mêmes. C’est pour cette raison que nous nous réunissons dans des endroits comme celui-ci, pour manger ensemble de la pâtée pour chiens. Ensemble. Ensemble. Bon sang, je n’aurais jamais cru qu’on pourrait être à nouveau ensemble.

Quel plaisir d’être ici, avec vous, partiellement.

Mon cerveau se trouve dans un complexe situé à Scottsdale, en Arizona, où il est congelé en attendant le moment propice. Mes jambes et mes bras sont dorés à la feuille, sur un socle, au jardin de sculptures Kröller-Müller, près d’Arnhem. Mes organes composent un bouillon écossais congelé, en prévision d’une soupe, d’un futur potage réconfortant. Mes yeux sont dans le tiroir de la table de nuit de ma tante, à Glasgow. Mes cheveux sont une perruque, sur la tête de Dola Angelica Adebowale, à Lagos. Mes parties intimes se trouvent dans une banque privée. Mes mains sont ici, avec vous, et c’est un plaisir parce que nous avons tous imaginé et rêvé un projet global de recyclage humain, dans lequel toucher était notre fantasme. Nous nous sommes demandé, ici, dans cette pièce, si nous pourrions un jour à nouveau nous toucher, et nous y voilà, partout, nous nous touchons, pour toujours et à jamais jamais plus, sous forme de morceaux, de rebuts, d’éléments de la percussion d’atomes qu’est l’accident de la vie humaine sur un caillou humide qui tourne lentement autour de son axe.

Quel plaisir d’être ici avec vous, parce que tout le reste a été annulé, ou reporté, et que mon souvenir d’être déjà venu ici, d’avoir parlé avec Ruth, déployé des idées, ri, signé des livres, ce souvenir semble presque s’effacer, se dépixelliser, se détacher de la surface changeante et trompeuse de ma mémoire ; ne dites pas n’importe quoi, nous ne nous sommes jamais réunis, nous n’avons jamais rendu collectif l’acte solitaire de la lecture, nous n’avons jamais écouté les questions du public, nous n’avons jamais fait la queue pour rencontrer les personnes qui avaient écrit les livres qui nous intéressaient, pour les remercier, les toucher ou les titiller. Vous vous trompez, nous n’avons jamais fait autre chose qu’envoyer des mails, faire des achats en ligne, attendre des codes de réduction et couper notre micro.

Quel.
Plaisir.

Quel plaisir.

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Traduit de l’anglais par Charles Recoursé

Photo: Chris Montgomery/Unsplash

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Max Porter
22.03.2021