écrire parce qu’on est libre
Chaque année, le Prix des 5 continents récompense, notamment sous la houlette de Passa Porta, un livre reflétant, sur les cinq continents, l’expression de la diversité culturelle et éditoriale en langue française.
En 2025, c'est l'autrice Hemley Boum (Cameroun-France) qui a obtenu ce prix prestigieux pour son dernier roman, Le rêve du pêcheur (éds. Gallimard). Nous avons demandé à Hemley Boum un texte inédit qui parlerait de sa perception de la francophonie.
J’ai la chance d’organiser des ateliers d’écriture destinés à des jeunes auteurs un peu partout dans le monde, aussi bien en Afrique, dans les Caraïbes, en France qu’aux Etats-Unis. Je travaille avec des personnes de tout âge, de toutes les conditions sociales, ceux qui interrogent leur genre, ceux qui portent en eux des géographies conflictuelles, contradictoires, des langues qui s’entrechoquent ou s’épousent.
Partout la même question revient, en amont du texte, dans le tremblement de la première phrase ou dans l’euphorie créative de l’acte d’écrire. La même question déguisée : si peu. Comment être sûr que mon roman, ma nouvelle, ma poésie plaira? Comment faire pour trouver un éditeur? Alors, je n’attends plus la question, j’y réponds en début d’atelier, en ne me basant sur aucune autre certitude que ma propre expérience : « personne n’attend votre roman, votre poème, votre nouvelle. Le monde ne montre aucune impatience pour une nouvelle Toni Morison, un autre Stephan Zweig, un André Brink -vous pouvez changer le nom par celui de votre auteur préféré qui lui non plus n’était pas attendu-. D’’un autre côté, même si tous les mots du monde avaient été écrits, toutes les histoires racontés, toutes les esthétiques dévoilées même si tous les sujets avaient été épuisés, vous pourriez encore écrire votre version, votre interprétation du réel. Vous pourriez encore si vous le souhaitiez obéir à votre propre injonction de création littéraire. Personne n’écrira jamais comme vous car nul n’habite votre corps, n’a votre expérience, votre désir ou vos doutes. L’endroit où vous vous situez détermine votre horizon, vos angles morts, votre perspective et ce que vous choisissez d’en faire. Ecrire relève d’une décision intime, une liberté dont on choisit de se saisir ou pas. C’est en cela que c’est vertigineux. »
Mais l’acte littéraire ne s’arrête pas là. Je l’imagine comme une sphère : une moitié appartiendrait à l’auteur et l’autre hémisphère au lecteur.
Car j’écris pour être lue.
Je suis venue à l’écriture par la lecture. Par la rencontre entre mes aspirations profondes et l’imaginaire d’un autre qui m’emporte comme s’il avait été créé sur mesure. Je lisais et mon univers s’éclairait, mes yeux se décillaient, ma sensibilité s’aiguisait. Je lisais et une fois que j’avais refermé le livre, je pensais :
« moi aussi j’ai envie de vous raconter nos rues, notre ciel, nos infortunes et nos élans, nos vies infiniment romanesques ».
Lire m’a donné envie d’écrire, de participer à une conversation à laquelle je me suis sentie conviée.
J’ai d’abord eu accès à une littérature qui venait d’Europe, mais aussi de Russie ou des Etats-Unis. La littérature du Sud, y compris l’Afrique et le monde noir sont apparus bien plus tard dans ma vie parce que je n’y avais pas accès à l’endroit où je grandissais. J’ai aimé les livres dont je n’étais pas la cible. Je doute fort que Balzac, Emilie Bronté ou Tolstoï aient eu en tête la jeune fille grandissant à Douala que j’étais lorsque j’ai découvert leurs romans et me suis passionnée pour leurs univers si éloignés du mien. Mais peu importe que leurs livres ne m’aient pas été explicitement adressés car la littérature à mes yeux n’a rien d’universel, elle est singulière et confidentielle, c’est pour cela qu’elle nous atteint dans un lieu en nous que nul ne peut présager, pour cela que nous entretenons un rapport si personnel avec les livres qui nous touchent. Lorsque quelqu’un me confie qu’un livre lui a sauvé la vie, je le crois.
La liberté de l’écrivain n’a d’égale que celle du lecteur. Un livre ne vous saute pas à la gorge en vous disant : « lis-moi sinon je te tue », vous pouvez l’ouvrir lorsque vous le souhaitez et le refermer à votre convenance.
Les livres changent le monde oui, mais en nous saisissant un par un, écrivain par écrivain, lecteur par lecteur, un paragraphe après l’autre, en toute discrétion.
Ils le changent dans toutes les directions, ils nous bouleversent ou pas, sans sommation. Ils sont le lieu de toutes les rencontres y compris les moins imaginables, de tous les inattendus, et aussi étrange que cela puisse paraître la langue de l’auteur est importante mais pas autant qu’il se l’imagine.
Je n’écris pas en francophonie, mais en français.
Dans un français qui contient toutes mes langues, toutes mes géographies, leur métaphore, leur sous-entendu, leur vocabulaire, leurs questionnements, leurs obstacles, leur relief, leur tonalité spécifique.
J’écris du Hemley traduit en français, ce que nous faisons tous en tant qu’écrivain dans le langage qui est notre vecteur naturel. La traduction est la mère de toutes les langues, la passerelle ultime. Celle qui rend accessible à l’autre le plus que souvenir, la plus que narration, l’intention au plus près des mots, de l’esthétique. La traduction est un méta-langage qui transcende les appartenances et rend accessible les fils invisibles qui nous relient les uns aux autres, autant de sentiers allant d’âme en âme en enjambant nos contradictions, nos différences. La langue n’a d’intérêt que si on peut la traduire pour soi-même, c’est à dire se l’approprier.
L’acte littéraire est une sphère qui exulte quand l’écrivain rencontre son lecteur, quand la connection s’élabore et prend corps dans la langue intime de chacun. C’est imprévisible et magique, comme un feu secret dans la nuit la plus froide. Une voix essentielle que l’on ne reconnait qu’en l’entendant, essentielle grâce au dialogue qui s’instaure là où la vie est à l’étroit, là où le quotidien étouffe, à l’endroit précis de notre besoin de faire lien.
Je dis aux jeunes écrivains :
« écrivez pour nommer votre monde, pour briser votre isolement, écrivez comme vous voulez, ce que vous voulez, écrivez comme on jette une bouteille à la mer, écrivez car il n’est pas exclut que votre message fragile traverse les océans sans se briser sur les rochers de la vie. Il n’est pas exclut que quelqu’un quelque part à l’autre bout de la terre ou dans la maison voisine, reçoive grâce à vous, l’annonce qu’il ignorait attendre : tu n’es pas seul. Et que dans le silence de sa lecture, il vous fasse le présent de vos solitudes additionnées devenues étreintes. »
À propose de l’autrice
Romancière, poétesse et essayiste, Hemley Boum est née au Cameroun, où elle a étudié l’anthropologie avant de poursuivre un cursus en commerce international à Lille. Après avoir vécu dans plusieurs pays africains avant de s’installer en France, elle se consacre à l’écriture, explorant dans ses romans urbanité, tradition et Histoire saisies dans le quotidien de relations intimes. Son œuvre, largement récompensée, comprend notamment Les jours viennent et passent (Prix Ahmadou Kourouma 2020, finaliste du Prix des 5 Continents 2020), Le rêve du pêcheur (Prix Montauban 2024, Prix Louis-Guilloux 2024) et Le Clan des femmes (2010).
photo © abi shek