Joëlle
Chaque année, le Prix des 5 continents récompense, notamment sous la houlette de Passa Porta, un livre reflétant, sur les cinq continents, l’expression de la diversité culturelle et éditoriale en langue française.
En 2024, c'est l'auteur Eric Chacour (Égypte-Québec) qui a obtenu ce prix prestigieux pour son premier roman, Ce que je sais de toi (éds. Philippe Rey). Nous avons demandé à Eric Chacour un texte inédit qui parlerait de son entrée - remarquée et assez fulgurante - dans la vie littéraire.
JOËLLE
Évidemment, je ne le savais pas encore. Je ne concevais pas que la littérature deviendrait un jour une activité sociale. J’écrivais avant tout par défaut, celui de maîtriser une technique qu’aurait exigée toute autre pratique artistique. Tenez, par exemple, c’est une certitude pour moi : je ne me serais pas lancé dans un roman si j’avais su jouer du piano. J’aurais plutôt cherché à composer des musiques pour réaliser mon rêve d’adolescent, celui de devenir parolier de chansons. Mais il se trouve que le seul clavier dont je savais me servir était celui de mon ordinateur, alors va pour un roman.
La possibilité d’un lecteur
Au fil de la rédaction, je n’ai presque rien donné à lire à mon entourage, je n’avais pas d’objectif de publication. Bien sûr, derrière chacune de mes phrases se trouvait la possibilité d’un lecteur, mais celui-ci aurait très bien pu demeurer un ami proche, une cousine, sans que j’y voie d’échec ou de pis-aller. Je ne suis pas de ces auteurs qui s’arrachent une partie de leur âme à chaque paragraphe. Je retire, au contraire, un apaisement sincère de cet exercice de solitude. Car c’est bien de cela qu’il est question : la solitude. Un dialogue avec moi-même dont je ne me doutais pas qu’il me conduirait à tant de rencontres.
Lorsque Joëlle m’a abordé sur les réseaux sociaux, elle venait de lire mon roman. Nous étions en juin et celui-ci n’était pourtant encore disponible qu’au Québec (où il fut publié initialement), mais elle n’était pas femme à s’arrêter à ce genre de détails quand un livre lui faisait de l’œil. Son retour de lecture me toucha d’autant plus que j’étais sur le point de vivre ma première rentrée littéraire européenne – comprenez : dans un état de fébrilité avancée et sensible à toute marque d’intérêt. Il ne lui aura fallu que quelques semaines pour me mentionner le festival de lecture à voix haute qu’elle organisait, avec plusieurs autres passionnés, en région lyonnaise*. Il y avait peu de chance que le hasard me conduise là-bas à ce moment de l’année, mais le hasard n’a pas de fierté mal placée et accepte parfois qu’on lui donne un coup de main. Ce fut décidé : Festi’mots serait la première date d’une tournée de trois semaines en France.
« ne mets pas quinze ans cette fois »
L’avant-veille de mon anniversaire, elle m’a écrit pour m’annoncer une surprise : ma participation à l’événement prendrait la forme d’une lecture croisée avec Jean-Baptiste Andrea. Ce dernier était alors en lice pour le Prix Goncourt, qu’il remporterait quelques jours plus tard, et j’avais eu l’occasion de faire sa connaissance dans les mois qui avaient précédé. Je n’aurais pu rêver plus beau cadeau d’anniversaire !
Nous avons choisi les extraits qui seraient lus et les musiques qui les accompagneraient. Elle prenait un plaisir à tout imaginer de l’instant. Au point d’en faire des cauchemars à mesure qu’approchait l’échéance ! « Le public n’y comprenait rien, quittait la salle en masse et exigeait d’être remboursé ! » Fort heureusement, les cauchemars de Joëlle n’avaient rien de prémonitoire et l’événement s’est déroulé dans les meilleures conditions. Je pense d’ailleurs que ce moment fut l’un des plus marquants de ma jeune vie d’auteur. Il y avait Jean-Baptiste, l’ensemble des bénévoles, six musiciens pour nous accompagner sur scène et plusieurs centaines de spectateurs parmi lesquels mon père et sa conjointe. Le rappel s’est fait sur une chanson de Fairouz que j’avais demandé aux musiciens d’interpréter, en accompagnement de l’un des extraits du roman. Joëlle l’a réécoutée en boucle dans les jours qui ont suivi.
Nous nous sommes revus par la suite, elle s’amusait toujours de me surprendre par sa présence. Elle suivait assidument chaque prix pour lequel j’étais en sélection, m’écrivait de temps en temps. La dernière fois remonte au printemps dernier, elle me demandait où en était mon prochain roman. Elle a terminé en me disant : « Ne mets pas quinze ans, cette fois. »
J’aurais voulu écrire plus vite. J’aurais aimé que Joëlle vive plus longtemps.
Emporter la lumière
Son avis de décès a été publié dans un journal local ; la photo choisie pour l’illustrer datait de cette soirée de janvier, on y voyait Joëlle entourée de Jean-Baptiste et de moi.
Je ne suis pas un adepte des grands hommages à la mémoire des disparus. Les déclarations publiques d’affection me paraissent toujours suspectes, surtout quand les principaux intéressés ne sont pas là pour les entendre. Mais à travers ces mots, j’aimerais avoir une pensée pour tous ceux qui, à l’instar de Joëlle, mettent leur talent et leur énergie au service de leur passion pour les livres. Ils donnent un sens à nos métiers d’auteurs, et, quand ils s’en vont, nous obligent à chercher en les mots la lumière qu’ils viennent d’emporter avec eux.
C’est un combat perdu d’avance, mais nous leur devons bien de le mener.
* Festi’mots est un festival de lecture à voix haute qui se tient traditionnellement à Saint-Cyr-au-Mont-d’Or (France) au mois de janvier.
À propos de l’auteur
Né à Montréal de parents égyptiens, Éric Chacour a partagé sa vie entre la France et le Québec. Diplômé en économie appliquée et en relations internationales, il travaille aujourd’hui dans le secteur financier. Ce que je sais de toi est son premier roman. En plus du prix des 5 Continents, il a aussi notamment reçu le Prix Femina des lycéens 2023 et le Prix des Libraires 2024.