la disparition du temps — philippe marczewski

Philippe Marczewski
26.03.2023
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Jeremy thomas r Mmib Fe4cz Y unsplash

Pour "Inventaire avant disparition", une création du Passa Porta Festival, nous avons demandé à des écrivain.e.s à quelle disparition ils et elles assistaient en ce moment dans le monde qui nous entoure. Seule "contrainte" : la réponse devait se faire sous la forme d'une lettre... Voici celle de Philippe Marczewski.

Liège, janvier 2023

À toi qui me lis,

De là où je t’écris j’aperçois par la fenêtre le jardin qui traverse l’hiver, l’hiver qui n’en est plus un, qui n’a plus rien de commun avec ceux déjà lointains de mon enfance qui étaient, je crois, vent et froid et neige, enfin c’est ainsi que je m’en souviens, nous étions toujours par monts et par vaux dans le creux de la cité ou sur le flanc des terrils mais il fallait s’emmitoufler, te rappelles-tu cela toi aussi ? nos joues rougissaient piquées par la bise et nous ne cessions nos jeux qu’après trop de gerçures à nos mains et nos lèvres, aux premiers jours de janvier la douceur semblait n’être qu’un rêve ou la promesse d’un futur encore lointain, l’espoir de l’été et des jours longs et lumineux, désormais la douceur ne nous quitte plus vraiment comme d’ailleurs ne nous quitte plus l’étrange sensation d’avoir égaré le secret des saisons et l’on se surprend à craindre qu’à l’avenir la froidure elle-même ne soit plus rien qu’un mythe, une fable héritée d’un lointain passé que nos petits-enfants écouteront sans la comprendre, en novembre dernier je n’ai pas défriché le coin de terre noire que nous gardons pour le pommier, je n’ai pas planté l’arbrisseau et j’ai cru qu’il allait en mourir mais il est toujours là, il patiente dans une bourbe de feuilles humides et de paille et déjà voudrait bourgeonner, ses racines ne craignent pas la glace qui ne viendra plus et tandis que je regarde le jardin et la ville autour je t’écris cette lettre depuis l’urgence qui nous occupe, je t’écris d’un trait et entraîné malgré moi dans une course folle, tu sais, dans quelques jours à peine tombera la date de mon anniversaire, prendre de l’âge n’a jamais été mon affaire et je m’en accommode comme on s’habitue à l’astringence d’un fruit mûr mais, est-ce d’avoir passé déjà le mitan de mon existence ou bien est-ce la vue sur le jardin privé d’hiver ou l’idée du pommier qui attend l’heure d’être planté ? vois-tu, je pense plus souvent qu’autrefois au temps, oh ! pas le mien mais le nôtre, le temps que notre espèce, à la façon dont nous l’avons fait disparaître tout comme il y a cent ans le mage Houdini avait fait disparaître un éléphant sous les yeux du public, ce temps qui nous semblait si long, si lent et que nous remplissions sans cesse d’inlassables lendemains à présent nous file entre les doigts comme une eau sale, il paraît qu’en vieillissant notre perception du temps se dérègle, les années et les décennies nous semblent de plus en plus courtes, la vie paraît s’accélérer, ainsi pardonne-moi si je t'écris sans m’arrêter, sans suspendre les phrases à des points et des paragraphes mais puisque le temps nous manque, puisqu’il se réduit à vue d’œil devant nous je voudrais que ces quelques mots fassent écho à ce que nous avons fait de lui, car le temps a toujours défini ce que nous sommes, ne crois-tu pas ? il est l’espace lui-même qui se déploie depuis des milliards d’années, il a toujours façonné nos vies et défini les conditions de notre subsistance, sais-tu que sur les dessins de bisons, de chevaux et d’antilopes, d’oiseaux ou de poissons que des humains ont tracés il y a vingt mille ans sur les parois des grottes, sur ces images de ce qui fut notre monde, de ce que nos yeux ont vu de lui quand nous n’étions encore presque rien sur cette planète sinon quelques millions à peine éparpillés, figurent de petites marques parfois à peine visibles ? des points de pigment alignés, des traits verticaux ou des griffes placées dans le contour des corps dessinés ou bien juste à côté d’eux qui sont une forme précoce de calendrier, tenant registre des mois lunaires pendant lesquels les animaux s’accouplaient et pour cela se regroupaient, soudain vulnérables alors à notre chasse, il y a vingt mille ans déjà nous mesurions le temps et faisions de ces mesures un chemin à travers l’épaisseur des mystères qui nous entouraient, le temps était un guide bien davantage que tous les dieux que nous avons créés et l’est resté longtemps, il était infini devant nous, il était la terre sous nos pas et le ciel au-dessus, avant même d’en avoir formulé les règles physiques nous avions eu l’intuition que le temps et l’espace ne faisaient qu’un et que nous vivions dans le temps autant que dans l’espace comme sur un territoire sans limite, et quand nous avons vu que la terre était finie et que nous pouvions marcher sans fin et chevaucher et naviguer encore et encore, traverser les déserts et les océans, escalader les montagnes, creuser des galeries dans le sol ou plonger sous la surface des mers et pourtant toujours tourner en rond comme un chien poursuivant sa queue, quand nous avons vu qu’il n’y avait plus rien à trouver au sud du pôle sud ni au nord du pôle nord, nous nous sommes projetés dans le vide intersidéral vers les galaxies et les naines blanches et les géantes rouges et les nuages de gaz et de poussières stellaires et l’espace et le temps ont continué de nous sembler sans fin, nous savons désormais mesurer notre monde en centimètres et en minutes, en mètres et en années, en kilomètres, en siècles, en millénaires et nous connaissons même des mesures presque inconcevables et que pourtant nous concevons, où l’espace et le temps ne peuvent se mesurer qu’ensemble et nous en avons fait de nouvelles frontières qui bornent le spectre du temps comme nous le comprenons, entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, en deçà de la longueur de Planck on ne peut rien mesurer qui ne provoquerait l’apparition d’un trou noir, au-delà des milliards d’années-lumière qui nous séparent des objets les plus distants et anciens que nous puissions observer dans l’univers le temps et l’espace n’existent plus, ne reste qu’une singularité, un point infiniment dense explosant en big bang, oui, vois-tu, nous flottons au beau milieu d’un vertige, nous savons désormais que nous ne sommes presque rien dans l’espace et le temps, rien d’autre qu’un amas de quarks venus du fond des âges, nous avons appris qu’aucune de nos guerres aucune de nos bombes, rien de nos génocides de nos massacres de nos prédations n’arrêtera le temps, n’empêchera l’univers de se dilater, des galaxies de se fondre les unes aux autres ou de s’éloigner, les étoiles de s’éteindre, et sur notre terre elle-même, sur cette planète de hasard, l’histoire ne s’achèvera pas avec nous, quand bien même pourrions-nous tout détruire, nous pouvons bien tout saccager mais tout refleurira, neuf et volontaire, une autre vie, d’autres espèces, le temps continuera mais notre temps à nous, le temps de l’humanité, nous l’avons fait disparaître comme l’éléphant d’Houdini et voilà pourquoi je t’écris d’un trait sans reprendre mon souffle, c’est à ce temps-là que je pense, à l’échelle de notre espèce, pour ce singe debout le temps s’accélère, nous avons cru pendant si longtemps que nous étions éternels qu’il nous est difficile désormais de nous découvrir malades et peut-être mourants, te rappelles-tu le petit chalet dans les jardins ouvriers des hauteurs de la ville où nous allions à quelques-uns quand nous avions huit ou dix ans, aux premiers jours de l’été nous prenions à vélo la route abandonnée qui longeait la voie ferrée puis s’en éloignait en s’élevant dans les collines, il fallait grimper dur mais rien ne nous pressait, là-haut on buvait du faux coca-cola adossés à des planches en regardant tout en bas le fleuve et sa vallée, on lisait en riant des bandes dessinées, on jouait au foot, on se goinfrait de ces bonbons que nous appelions plaques sûres et qui nous duraient chacune près d’une heure, nous aimions croire que cela durerait toujours, il y avait aussi cette rue verticale, du haut on s’élançait en courant, c’était impressionnant, la pente entraînait notre course et la multipliait, des petits pas d’abord puis de plus longues foulées de plus en plus vite, de plus en plus longues jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de nous arrêter, nos semelles frappaient le sol, une douleur brutalisait les muscles de nos cuisses, venait toujours un moment où la vitesse nous effrayait, il fallait rester concentré sur l’équilibre de chaque pas frappant le sol et tenir bon jusqu’au pied de la côte où la rue, lentement, remontait tout droit vers une bosse qui nous freinait enfin, à coup sûr une chute nous aurait broyé les os, il fallait courir et courir encore aller vite mais ce n’était qu’un jeu et cela nous semblait pouvoir durer toujours, chaque nouveau jour semblable au précédent, chaque semaine identique à chaque autre dans le long été, puis nous avons grandi, nous avons délaissé nos vélos pour des vélomoteurs, nous n’avions plus de temps à perdre, nous avons cessé de sucer des plaques sûres, avons cherché d’autres plaisirs et peu à peu, sans nous en rendre compte, nous nous sommes mis à accélérer, nous aimions de plus en plus la vitesse mais elle avait changé de nature, nous aimions sentir la poussée des moteurs et l’aspiration de l’avenir et nos vies se sont mises à passer plus vite, nous avons fumé nous avons bu nous avons vu des villes, brûlé les nuits gâché les jours, nous avons aimé des corps et puis d’autres et d’autres encore, nous avons travaillé consommé gagné de l’argent nous en avons perdu gaspillé trop bu trop fumé et un jour nous avons vraiment vu dans le miroir le mitan de notre vie et nous avons su que rien de nous ne durerait toujours et vois-tu, souvent je pense que l’humanité en quittant son enfance a pris goût elle aussi à l’accélération, nous avons grandi, nous aimions sentir la poussée des moteurs, nous n’avions plus de temps à perdre et avons inventé tant de choses pour gagner du temps, nous avons arraché des forêts et creusé les montagnes pour inventer les routes et les machines pour y rouler vite, inventé les centrales électriques et les puits de forage, brûlé tout ce qu’il y avait à brûler les forêts le charbon le pétrole et le gaz, inventé les camions les paquebots de croisière les porte-conteneurs inventé le télégramme le téléphone le téléscripteur pour communiquer plus vite, lancé des fusées des navettes des stations, lancé des missiles des bombes atomiques des bombes chimiques pour tuer plus et plus vite, inventé les ordinateurs les téléphones portables inventé les réseaux les fibres optiques et les satellites nous avons pris des voitures des trains à grande vitesse des avions, plus de temps à perdre, plus une seconde, d’une ville à l’autre sans perdre de temps, d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre nous avons pris des avions pour ne plus prendre de train et des avions supersoniques pour dépasser les avions, nous avons inventé des usines puis des robots pour y travailler mieux que nous, plus vite et plus fort, low cost high speed fast food, nous avons inventé les disques durs les serveurs, multiplié les megabytes les gigabytes les téraoctets nous avons inventé le cloud nous avons tout archivé tout accumulé tout téléchargé tout uploadé plus vite, encore plus vite pour disposer de tout en une seconde à chaque seconde de notre vie, nous avons crée le commerce en ligne la vente en ligne le paiement en ligne le vide et la solitude en ligne, nous avons acheté en un mouvement de doigt l’inutile venu du bout du monde mais vite, nous avons tout commandé spéculé encore et toujours plus vite créé de nouvelles monnaies de nouveaux échanges nous nous sommes virtualisés nous sommes projetés dans des avatars plus séduisants plus habiles plus rapides et nous avons aimé cette vitesse aimé cette accélération, nous avons gagné tant de temps sur chacun de nos gestes, sur notre vie elle-même que nous sommes devenus cette accélération, nous nous sommes identifié à elle, l’avons revendiquée comme un droit fondamental, nous étions plus qu’une espèce nous étions les démiurges nous étions les maîtres du temps nous étions un mouvement perpétuel et vois-tu, nous avons accumulé, gagné tant de temps que nous devrions en avoir des millénaires de réserve, un stock inépuisable mais tout ce temps gagné nous l’avons seulement fait disparaître comme nous avons fait fondre les glaciers, nous savons aujourd’hui que nous n’avons plus assez de temps devant nous pour nous soustraire aux conséquences de notre accélération effrénée, nous avons couru trop vite, trop longtemps à trop grandes foulée dans la pente qui nous entraînait, et devant nous le temps s’est réduit comme une peau de chagrin dont nous avons dilapidé les bienfaits, le temps de notre espèce nous l’avons dévalé à grandes enjambées et presque plus rien n’en reste pour éviter la chute, notre prouesse n’est-elle pas incroyable ? nous avons fait disparaître le temps à force d’en gagner mais, tu le sais bien, tout ce temps gagné n’a pas plus disparu que l’éléphant d’Houdini, le magicien avait tiré un coup de feu, le public surpris avait fermé les yeux un bref instant et Houdini avait déployé un trompe-l’œil, et de même le temps que nous avons cru gagner ne s’est pas évaporé car ce temps-là, vois-tu, c’est de l’argent, il s'est entassé derrière le trompe l’œil de notre quotidien, de nos besoins, de notre angoisse de possession, de nos désirs de pouvoir, tout ce temps gagné perdu pour nous tous s’est transformé en richesses pour quelques-uns, pour quelques-uns seulement, et nous voici maintenant tous réduits à vivre dans l’espace étroit et déformé entre le nez de l’avion traversant le ciel à pleine vitesse et le mur du son qu’il va fracasser dans un bruit de tonnerre, nous sommes compressés par notre propre vitesse, par notre accélération incontrôlable et le bruit qui s’annonce sera assourdissant, on nous le dit depuis longtemps déjà mais nous n’écoutons pas vraiment et même si nous freinons nous n’éviterons pas le bruit, le tonnerre et pourtant…

Écoute :

(Silence)

tu as entendu ? l’as-tu senti dans le silence ? as-tu perçu la manière dont il se dilate et rempli l’espace ? le temps est toujours là, il persiste malgré nous, il ne tient qu’à nous de trouver le sentier qui nous ramènera à lui ; tu sais je pense souvent à ce que disait Paul Virilio : gagner du temps c’est perdre le monde ; il avait vu les spasmes qui nous secouent, identifié la tyrannie vers laquelle notre obsession de la vitesse nous précipite, il avait compris la logique irréfutable de la vitesse qui a biaisé notre perception du monde et défiguré notre pensée ; il disait qu’il fallait créer un Ministère du Temps et lui donner le pouvoir de refaire du temps que nous avons déchiré en mille morceaux la trame primordiale de nos sociétés humaines, de nos civilisations et de nos vies particulières — mais tu le sais, je ne crois pas aux ministres ; c’est en nous que je veux encore croire, en ces enfants que nous avons mis au monde et qui feront mieux que nous.

Il faudra bien cesser ce vacarme humain pour écouter à nouveau le langage du temps, entendre sa syntaxe, l’écouter parler ; il faudra nous taire plus souvent, ralentir notre débit et nous fier au sien.

Suspendre nos phrases.

Il faudra retrouver le chemin du temps et l’explorer à nouveau comme le vaste territoire de notre enfance, je veux dire, celle de notre espèce. Remplacer l’accélération par la dilatation, au rythme d’un espace-temps où nous ne sommes qu’un détail merveilleux.

Tu sais, j’aimerais trouver le moyen d’être comme le requin du Groenland, avoir devant moi des centaines d’années et réapprendre la patience, la lenteur et la placidité. Vivre six siècles d’une totale innocuité. Tu entends ? Déjà mon souffle change. Déjà j’apprends à baisser la voix.

À renoncer au tapage.

Je t’écris tout cela mais vois-tu, pas plus que toi je ne sais vraiment comment faire. J’ai tant aimé la vitesse et l’accélération, moi aussi, et sentir dans mon dos la poussée des moteurs. J’ai tant aimé courir à grandes enjambées en suivant la pente. Quelle ivresse c’était ! Quelle ivresse ! Je ne sais plus comment freiner. Je ne sais désormais que modeler lentement des phrases vaines comme on joue à faire d’une boue de sable une digue que la marée submergera. Je cherche à tâtons dans la syntaxe de ma langue un écho des rythmes et des pulsations du temps, une architecture, une structure qui serait solide à laquelle me tenir, mais sans cesse la carcasse fragile des discours possibles se brise sous mes mains. Sans doute est-ce inutile. Et pourtant, je veux espérer encore que nous trouverons un moyen d’être au monde et d’être au temps sans nous replier, défaits et anéantis, sur nos grottes ancestrales.

À toi qui me lis, j’envoie quelques minutes de mon temps. De là où je t’écris je vois le jardin sans hiver sous le ciel sans nuage, un rouge-gorge et deux mésanges posées sur les branches du pommier que je n’ai pas planté. Je t’écris depuis le milieu d’un grand vertige, depuis un lieu qui est aussi un instant, à mi-distance d’un trou noir et d’une singularité, perdu de toute éternité et plus que jamais errant. Je t’écris depuis un instant qui est aussi une urgence. Je t’écris depuis le mitan de ma vie qui court toujours à grandes foulées. Je t’écris depuis les générations qui ont fait disparaître le temps et cherchent comment le retrouver.

Philippe Marczewski
26.03.2023