Attentat à la pudeur

Thomas Gunzig
17.09.2018
Auteurstekst
Thomas Gunzig Par Judith Vanistendael

Texte écrit pour le Passa Porta Festival 2017, à l’occasion du programme « Pour répondre à la terreur ».

1.

Une semaine plus tôt, Thomas avait fêté son cinquantième anniversaire.

Ça avait été une vraie fête de cinquantenaire avec des quadragénaires, des quinquagénaires et des sexagénaires. Ça avait été une fête un peu bourgeoise où l’on avait apporté de bonnes bouteilles millésimées, où l’on avait parlé placement, pension, enfants, conjoncture, sexualité, fidélité, divorce, famille recomposée, voyage à Séville pour se retrouver.

Ça avait parlé héritage, parents vieillissants, dépistage, check-up, Alzheimer, cancer et Parkinson. On avait parlé cinéma, on avait parlé télé, on avait parlé du porno sur internet en se disant que si on avait eu ça, nous, à leur âge, aux enfants, on aurait sans doute plein d’idées bizarres sur la sexualité.

Il y avait eu des gin tonics et avec le bon vin ça avait été un peu trop. On avait été un peu ivre mais dans la limite du raisonnable et ça avait été à la faveur de cette ivresse qu’était venue l’heure des bilans et ça avait été à l’occasion de ces bilans que tous les amis quadras, quinquas et sexagénaires de Thomas lui avait dit que décidément il était vraiment un mec sympa.

Tout le monde le trouvait sympa : il avait aidé à déménager, il avait prêté de l’argent et à son boulot, au service Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles, tout le monde l’aimait même les gens que lui, Thomas, n’aimait pas.

Ce constat, celui que tout le monde le trouvait sympa, lui avait fait un drôle d’effet. Et si ça lui avait fait un drôle d’effet, c’était parce qu’en fait, à l’heure où sonnait son demi-siècle comme le tocsin annonçant que désormais sa vie était sur la pente descendante, toute son âme se rebellait à l’idée qu’à sa mort on le résume à ça : « Thomas était un mec sympa. »

Thomas savait qu’il n’était pas un mec sympa. Thomas avait toujours su qu’il n’était pas un sympa. Thomas avait toujours eu des idées pas sympas du tout qui lui traversaient la tête comme des météores traversent un ciel d’été. Petit enfant, par exemple, il adorait tuer des mouches. Dès qu’une mouche se posait sur la table du déjeuner, son cœur et son esprit devenaient ceux d’un prédateur, il se concentrait, parfaitement immobile et bang ! Morte la mouche.

Plus tard, à l’école, quand pendant les cours de néerlandais de madame Deneumostier il devait répéter par cœur les phrases : « Dag Wim, dag mevrouw, is Jan thuis ? », une vague de rage noire comme la nuit déferlait sur lui et il devait faire un effort pour ne pas jeter quelque chose par la fenêtre : son banc, madame Deneumostier ou, plus simplement, lui.

Il avait grandi, il avait vieilli, il s’était marié, il avait eu des enfants et parfois, comme c’était le cas ce soir, il se demandait comment il était possible que dans toute sa vie, à l’exception des mouches, il n’ait jamais cédé à la moindre de ses pulsions, ni celle de jeter madame Deneumostier par la fenêtre, ni celle d’étudier la batterie plutôt que la gestion des ressources humaines, ni celle de prendre des cours d’Ultimate Fighting plutôt que de tennis, ni celle d’oser demander à sa femme, le soir, quand après un quart de siècle de mariage il arrivait que la passion les rattrape encore, d’essayer de lui faire l’amour « comme ceci » plutôt que « comme ça ».

2.

Le soir de son cinquantième anniversaire, quand ses amis quadras, quinquas et sexagénaires furent partis, ne laissant derrière eux que cette atmosphère un peu triste d’après la fête, le désordre des assiettes dans l’évier, les bouteilles vides alignées contre le mur de la cuisine, il était allé dormir mais il n’avait pas trouvé le sommeil. Il avait l’impression que s’il ne prenait pas une décision radicale, que s’il ne la prenait pas de toute urgence, cette nuit même, et s’il ne la mettait pas bel et bien en pratique, il ne pourrait plus jamais se regarder dans un miroir sans y voir le reflet désolant d’un putain de looser.

Sans parvenir à trouver le sommeil, agacé par la respiration profonde et sonore de son épouse, il crut d’abord (et ça le terrorisa) qu’il ne savait même plus très bien de quelle manière il pourrait s’y prendre, comment, après tant d’années de soumission aux lois, aux règles, à la norme sociale, il allait pouvoir faire pour prouver à ses yeux et à ceux du monde qu’au fond de lui, avant d’être employé par le service Culture de la Communauté française de Belgique au titre de responsable de la gestion des ressources humaines, il était un rebelle, un insurgé de la vie, un subversif, un dissident, bref un mec dangereux !

3.

Ce qu’il devait faire, ce qu’il voulait faire lui apparut au tournant des quatre heures du matin. Il s’était levé parce qu’il avait soif, il avait marché à poil jusque dans la salle de bain pour y boire au robinet, il y avait allumé la lumière qui l’avait ébloui, il avait bu, les yeux mi-clos, penché vers l’avant, les pieds sur le carrelage froid et quand il s’était relevé, désaltéré, il avait vu son reflet dans le grand miroir que sa femme avait, il y avait bien des années de ça, fixé contre le mur opposé.

Il était donc nu, il avait regardé son corps d’homme de cinquante ans : un corps qui n’a jamais vraiment fait de sport, qui n’était ni vraiment maigre, ni vraiment gros, une poitrine un peu creuse recouverte d’une toison de poils grisonnants, un ventre un peu rond, des bras un peu maigres, des jambes longues et fines avec des genoux avec une ossature aiguë qui les faisait ressembler à deux vieux engrenages montés sur une mécanique dont l’usure commençait à se voir. Au milieu de tout ça, niché dans le buisson dru du pubis, comme une musaraigne sous les ronces, il y avait le tuyau rosâtre de son sexe. Comme beaucoup d’hommes, il l’aurait aimé plus grand, il aurait aimé avoir quelque chose de plus imposant, même si son épouse lui jurait que «la taille n’avait pas d’importance». Il pensait que s’il avait eu quelque chose de plus massif, ça lui aurait peut-être donné plus d’assurance dans la vie, qu’il ne se serait pas retrouvé la nuit de son cinquantième anniversaire, tout nu dans sa salle de bain, à tirer du bilan de sa vie la conclusion qu’il n’y avait rien dont il puisse être fier.

C’est là, à ce moment précis, que Thomas avait eu l’idée de ce qu’il avait à faire.

L’idée qu’il venait d’avoir l’avait enthousiasmé.

Il avait été se recoucher avec l’impatience d’un enfant avant la Noël.

4.

Le jour s’était levé.

Un de ces jours agréables où le printemps s’installe, tiède et lumineux, après le long couloir de l’hiver.

Thomas s’était levé, il s’était brossé les dents, il avait rejoint sa femme dans la cuisine, ça sentait le café, il s’était fait ce qu’il aimait : des grandes tranches de pain blanc avec du beurre et de la confiture. Il avait préparé son petit cartable en cuir qui le suivait chaque jour de la semaine sur le chemin du travail et dans lequel il mettait un journal, son téléphone et parfois l’un ou l’autre dossier que sa conscience professionnelle lui enjoignait de lire à la maison.

Pendant tous ces préparatifs, sa femme n’avait cessé de sourire, un joli sourire sur un joli visage, un visage dont la beauté n’avait jamais disparu et qu’il n’avait jamais cessé d’aimer, malgré toutes les années qui étaient passées. Il aimait sa femme, il l’aimait profondément, il ne se passait pas une journée sans qu’il ne se dise qu’il avait bien de la chance d’avoir une chance comme ça et même si, parfois, il lui arrivait de désirer d’autres femmes et même si, parfois (rarement), il lui était arrivé de faire l’amour à d’autre femmes, il n’avait jamais eu envie de quitter sa femme à lui.

Quand il s’était dirigé, cartable à la main vers la porte d’entrée, le sourire de sa femme s’était effacé, il s’était mué en une expression inquiète et elle lui avait demandé :

- Tu vas travailler comme ça ?

Il s’était attendu à la question, il y avait répondu le plus simplement du monde : - Oui. C’est mon choix. J’en ai besoin !

Et il avait quitté la maison.

Une fois dehors, quand il sentit que, derrière la tiédeur, il y avait, malgré tout, un reste de la froideur de la nuit, il frissonna.

Il se dit qu’il allait s’habituer.

Finalement c’était la première fois qu’il était tout nu dehors.

5.

Etre tout nu. Etre tout nu pendant toute une journée. Etre tout nu pendant toute la journée de son cinquantième anniversaire. C’était un lundi matin comme tous les lundis matins, l’agitation bruyante de la circulation, les piétons affairés, les enfants récalcitrants sur le chemin de l’école et toutes ces choses qui font qu’un matin est un matin.

Dans la rue, on l’avait regardé, des regards amusés ou des regards surpris. Rien d’hostile. Le matin, le lundi, les gens avaient autre chose à faire que de s’occuper d’un type à poil.

Finalement, jusqu’à la station de métro, il n’y avait rien eu de particulier.

Au début, Thomas regretta de ne pas avoir mis de chaussures, le sol était froid et sale et, pendant un moment, il avait eu peur de se blesser en marchant sur quelque chose de coupant. Mais, rapidement, en quelques pas sur la pierre des trottoirs, ses pieds s’habituèrent et il n’eut plus ni froid, ni peur.

Dans le métro bondé, sa nudité fit rire un enfant, deux jeunes filles adolescentes se retournèrent en prenant un air dégouté et puis en éclatant de rire. Un homme d’une trentaine d’années aux allures de concessionnaire automobile, en montrant du doigt son sexe racorni par le froid : «Mais enfin monsieur, c’est un scandale, si vous croyez qu’on a envie de voir ça un lundi matin !»

Thomas ne réagit pas.

Dans la rame de métro, tout le monde avait l’air de s’en foutre.

6.

En quittant la station de métro, deux agents de police l’avaient interpellé en lui demandant ce qu’il faisait tout nu comme ça, un lundi matin. Thomas avait calmement répondu que c’était une envie qui lui avait pris parce que, ce jour-là, il faisait beau et que c’était l’occasion de fixer ses vitamines D. Ils lui demandèrent ses papiers qu’il tira de son cartable en cuir, ils lui firent remarquer qu’il n’avait pas à se promener tout, que c’était interdit. Très aimablement Thomas leur rappela que rien, dans le code pénal, n’interdisait d’être nu dans la rue, tout au plus l’article 222-32 interdisait-il «l’exhibition sexuelle» qui était un acte odieux, il était bien d’accord, mais un acte qui n’avait rien à voir avec le fait d’aller simplement à son travail, nu, par une belle journée de printemps. Les deux agents s’étaient regardés, le plus grand avait haussé les épaules et ils l’avaient laissé partir.

7.

A l’heure où arrivait Thomas, il n’y avait pas encore grand monde. Dans l’ascenseur, il croisa une fille du deuxième étage, une trentenaire assez jolie dont il ne connaissait pas le nom. Elle le vit et demanda simplement :

- Vous aviez si chaud que ça ?

Son bureau qu’il partageait avec deux autres personnes, Antoine et Sophie, était encore vide. Goûtant le calme des premières heures de la journée, il s’installa, allumant son ordinateur, plaçant sur son bureau les dossiers dont il aurait besoin, prenant connaissance des premiers emails, le petit cérémonial répété des milliers de fois depuis toutes les années qu’il travaillait là.

Et puis Antoine arriva, un garçon d’à peine trente ans qui avait rougi en le voyant mais qui n’avait rien dit et puis Sophie, une femme solide, mère de quatre scouts mâles, qui lui avait dit qu’avec ses fesses nues sur le tissu du fauteuil, «il allait certainement avoir des irritations» et qu’elle lui conseillait de mettre un tissu en coton, comme un essuie de cuisine pour se protéger l’épiderme.

8.

Et puis la journée se passa, calme et printanière. Vers 15 heures, un orage éclata et Antoine lui avait demandé :

- Ça va aller pour le retour ?

Au moment où Thomas regarda par la fenêtre, l’orage était déjà terminé et Thomas avait simplement répondu que « ça irait. »

A la fin de la journée, quand il se mêla au flux des employés quittant le travail, il entendit une voix d’homme dire un :

- Mais où il se croit, celui-là ?

Il se retourna mais parmi les visages qu’il vit il ne put deviner celui qui avait prononcé ces mots. Pendant un instant, il s’était senti blessé puis il n’y pensa plus.

Dans le métro, il croisa les mêmes visages que le matin. Les gens avaient l’air crevé par une longue journée de travail. Les ados baillaient en pianotant sur l’écran de leur Samsung Galaxy, le trentenaire en costume tenait à mi-voix une conversation qui avait l’air pénible :

- Je te le promets... Je te le promets ... , répétait-il.

Plus personne ne regardait Thomas.

9.

Il arriva chez lui en même temps que sa femme. Elle lui demanda : - Tu as eu une bonne journée ?

- Oui... Mais j’ai les pieds sales maintenant.

- Peut-être qu’il faudrait prendre une douche, elle avait dit.

Il prit une douche, il passa un training. Le coton était doux et tiède. C’était confortable. Il était bien. Il se regarda dans le miroir avec une certaine fierté. Il avait eu l’impression que l’acte de résistance qu’il avait posé aujourd’hui l’avait un peu changé. Il se trouvait un peu plus beau que d’habitude.

Quand il arriva dans le salon, sa femme lui dit : - Tu as l’air heureux.

- Il y a des jours où on aime bien la vie, il avait dit.

Le soir, après avoir regardé un documentaire historique sur la guerre des Malouines, ils avaient fait l’amour.

Ça faisait longtemps que ça n’avait pas été aussi bien.

Dessin © Judith Vanistendael

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Thomas Gunzig
17.09.2018