Traduisez-vous le belge ? 1. poésies

23.12.2020
Lisez vous le belge Fond blanc

Qu’est-ce que traduire ? Et comment s’exporte la littérature belge francophone au-delà de nos frontières ? Cette année encore, Passa Porta a soutenu 20 nouveaux projets de traduction littéraire. Leurs traductrices et traducteurs ont accepté de revenir sur leur pratique et, en avant-première, de nous dévoiler un extrait de leur travail en cours. Cinq semaines, cinq thématiques.

Semaine 1 : La poésie

Chapitre 1: Anthologie au féminin

Le paysage belge est riche en voix poétiques, et les autrices ne sont pas en reste ! La Colombie prépare ainsi pour 2021 une anthologie de la poésie féminine en Belgique francophone, avec des textes de huit poétesses traduits en espagnol pour la Colección La Noche Agitada d’Escarbajo Editorial.

Stéphane Chaumet est celui qui en réalise le travail de sélection et de traduction. Auteur (Même pour ne pas vaincre, Marionnettes, Insomnia, Cellules), le Français est aussi le traducteur de nombreux poètes latino-américains et espagnols contemporains, ainsi que de plusieurs poètes francophones en espagnol, la poète allemande Hilde Domin et la poète iranienne Forough Farrokhzad.

Ce recueil a pour titre de travail provisoire Acechar las llamas (Observer les flammes). Voici ce que dit Stéphane Chaumet : “La poésie contemporaine francophone de Belgique est absente dans le paysage éditorial colombien. […]. Au lieu d’une anthologie panorama, j’ai préféré une anthologie intime. C’est-à-dire mettre en avant quelques voix, diverses et singulières, mais toutes portées par une même exigence, et qui toutes explorent le corps profond de la langue pour en tirer des appels d’air. Le premier choix a été celui de mes attirances de lecteur, une sorte d’anthologie par affinités électives, guidé par un arbitraire intuitif. Entre autres choses, j’aime que leur poésie soit traversée, travaillée, de façon plus ou moins visible ou intentionnelle, par d’autres pratiques. Kathleen Lor par la danse, Anne Penders par les arts plastiques, Véronique Bergen par la philosophie, Laurence Veille et Lisette Lombé par l’oralité (la scène du slam et de la performance), Florence Noël et Marie-Clotilde Roose par la spiritualité, Charline Lambert par la science. Ces 8 poétesses, chacune à leur manière, se saisissent de la langue pour scier les cages, fissurer les rôles assignés, faire éclater les limites imposées."

Florence Noël
L’Étrangère, éditions Bleu d’Encre

Lisette Lombé. Poème extrait du recueil Brûler brûler brûler, édition L'Iconopop.

Charline Lambert. Poème issu du recueil Sous dialyses, éditions L’Âge d’Homme.

Chapitre 2 : Et surtout j’étais blonde

Dans Et surtout j’étais blonde, recueil paru aux éditions Tétras-Lyre en 2019 avec des gravures et collages de Maria Boralevi, la romancière et poétesse bruxelloise Corinne Hoex (Le Grand Menu, Ma robe n’est pas froissée, Le Ravissement des femmes) explore l’indicible des petites filles, l’innocence offerte en sacrifice à la prédation masculine.

Le livre sera publié prochainement en néerlandais sous le titreEn daarenboven blond par le Poëziecentrum de Gand, traduit par Katelijne De Vuyst (traductrice de Caroline Lamarche, Serge Delaive, Carl Norac, Laurence Vielle ou encore William Cliff) : “Malgré le ton pseudo-léger, ce texte est une mise en accusation impitoyable du besoin de détruire l’innocence et la vulnérabilité de l’enfant, de la jeune fille,

une dénonciation des manipulations auxquelles les femmes sont soumises, une mise en lumière du malentendu qui se cache derrière la soi-disant vénération vouée à la femme – en tant que mère, fille, vierge, idéal de beauté […]. À première vue, les vers pourraient sembler faciles à traduire, mais cette impression est tout à fait illusoire : le ton est puissant, percutant, très dense, il n’est pas aisé de trouver un équivalent exact en néerlandais, de parvenir à créer les mêmes effets en traduction, et de transposer les moyens stylistiques utilisés : allitérations, rimes intérieures, répétitions. Les mots rares et anciens que Corinne Hoex utilise parfois présentent un autre défi. Finalement, il m’a fallu veiller à sauvegarder le ton objectif, ne pas « en mettre trop », mais à chaque fois trouver le mot juste et, avant tout, éviter sentimentalité et faux sentiments.”

Chapitre 3 : Poésie pensante

L’éditeur Uitgeverij Vleugels est le seul des Pays-Bas à proposer une collection francophone. Intitulée Franse Reeks, elle accueillera prochainement une anthologie de textes du poète namurois Yves Namur (Ce que j’ai peut-être fait, Les lèvres et la soif, Une étincelle dans le vide). Auteur et médecin, membre de l'Académie royale de langue et de littérature française de Belgique (et son secrétaire perpétuel depuis 2020), Yves Namur est le créateur et l’animateur de la maison d’édition et de poésie le Taillis-Pré.

On devra cette anthologie, publiée sous le titre Wat ik mogelijk heb gedaan, au poète, critique et traducteur (du français, du néerlandais, du roumain !) Jan Mysjkin : “Dans une conférence devant l’Académie, Yves Namur évoque « cet art de l’impossible qu’est la poésie ». Il faut croire que la traduction est alors un art de l’impossible au carré. Au niveau du vocabulaire sa poésie est claire et factuelle, or il ne suffit pas de savoir manipuler un dictionnaire pour arriver à une traduction valable.

Namur aspire à une « poésie pensante » et si on n’arrive pas à saisir cette pensée – métaphysique, voire spirituelle – on n’a rien traduit. Aussi concret que l’univers de Namur puisse paraître, par la répétition d’un ensemble réduit de mots simples sa poésie penche aussi vers l’abstraction. Traduire Yves Namur, c’est un exercice d’équilibre sur la corde raide entre ce concret et cette abstraction.”

Chapitre 4 : Neiges

“J’ai choisi de traduire Neiges. On ne voit que dehors parce qu’il s’agit d’un recueil fondamental dans la vie poétique de Soucy. Il y aborde le problème de l’écriture poétique en cherchant une ‘réponse’ au problème du ‘dire’."

Il arrive qu’un traducteur transforme en objet de travail celui de son admiration. Traducteur vers le néerlandais, Bart Vonck, lui aussi poète, est la voix néerlandaise de Federico Garcia Lorca, Pablo Neruda, Guy Vaes ou Henri Michaux. Il vient d’ajouter le poète, essayiste et éditeur belgo-canadien Pierre-Yves Soucy à la liste, et son recueil Neiges. On ne voit que dehors. Un texte poétique en fragments spatialisés paru aux éditions La Lettre Volée en 2015.


En néerlandais, le livre est à paraître en 2021 dans une version bilingue aux éditions P, basée à Louvain. Son titre en traduction sera Sneeuw. We zien maar buiten. “Ces neiges ne sont pas qu’un prétexte circonstancié. Elles sont tout ce qu’elles évoquent à travers les rappels d’une marche qui signale, tôt, la rencontre de l’autre. La perception du visible est alors troublée par tout ce qui l’envahit et c’est du point de vue sensible que le jeu de la parole se déploie.”

Bart Vonck a réellement envisagé sa traduction dans un dialogue constant avec Pierre-Yves Soucy, à qui il a notamment adressé une liste de questions. "Quand Pierre-Yves Soucy se pose la question du sens des mots poétiques (lié à la séparation dedans/dehors, intérieur/extérieur et aux catégories du temps et de l’espace), il est amené à écrire sur le ‘sens du sens’ tout court. Quelle est la valeur (philosophique, linguistique…) des mots et de l’écriture poétique ?"

Chapitre 5 : De blancs oiseaux

Écrivaine et peintre belge née à Bruxelles dans les années 40, Monique Thomassettie a su toucher la sensibilité de la Croate Jasna Sasmic. Autrice d’une quarantaine d’œuvres, (poésie, contes et nouvelles, roman, théâtre), dans lesquels elle « vivifie mythes et symboles en les variant, en les mouvementant », Thomassettie se verra bientôt publiée en Croatie. Son recueil De blancs oiseaux boivent la lumière suivi de Nuit de Grand Vent, publié initialement aux éditions du Non-Dit et reparu en 2015 aux éditions M.E.O., y paraîtra accompagné des toiles de son autrice au premier semestre de 2021 chez Shura Publikacije sous le titre Bijele Ptice piju Svjetlost iza čega slijedi: Noć Velikog Vjetra.

En plus d’être traductrice, Jasna Sasmic est l’autrice d’ouvrages scientifiques sur le soufisme et l’Histoire des Balkans ainsi que d'essais, de romans, de nouvelles, de poésie, de films documentaires et de théâtre, dont elle a mis en scène plusieurs pièces.

Elle écrit aussi bien en français qu'en bosnien ("serbo-croate") : “J’ai été particulièrement touchée par le recueil de Monique Thomassettie, qui rejoint ma propre sensibilité métaphorique. Je me sens très proche de cette conception de la poésie, à la fois lyrique et mystique, sans être romantique. Comme son titre l’indique, il s’agit de poèmes consacrés aux oiseaux, au ciel, à la terre, aux nuages, aux anges –aussi bien aux anges «normaux» qu’à ceux “aux yeux dorés”, dont certains «roucoulent dans l’ombre». Et à toutes les couleurs ! Le livre chante la lumière et la clarté, bue par les oiseaux blancs. Et si les oiseaux sont surtout blancs, et la mer parfois rouge, les arbres et leurs branches y sont le plus souvent noirs. Ici, la “Vierge fleurit”, mais elle peut tout aussi être celle de plâtre. Ici, “le livre fleurit”, “et l’aile claque comme voile sur mer”...Tandis que de la bouche de l’auteur “s’égrènent des éclats de diamant de pierre bleue”. ”

23.12.2020